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Comment parler d'un livre
qui ne propose pas de réponse,
pas ou si peu d'histoire,
mais qui s'offre comme un songe
(mi-cauchemar, mi-rêve en couleurs),
comme l'espoir immotivé
et presque agressivement sans raison
d'une grâce dans la détresse?

Comment parler de l'alternance
qui n'est pas l'entre-deux ou le compromis,
mais le résultat de la radicalité
de l'exigence et de l'acuité du malaise?

Sinon pour inviter
à l'épreuve d'une lecture qui,
apparemment simple,
imperceptiblement entraîne là
où on ne voulait pas aller:

à reconnaître la fable
de nos visages,
de notre nihilisme
et de nos espérances inavouées

Jacques Sojcher

 

 

Sommaire

Avant-Propos

I    Introduction

- Propos

- le Monde

- le Temps

II    l'Univers

- la Prison

- l'Ailleurs

- le Rôle

- Dieu

- Cosmos / Chaos

III   l'Homme

- la Solitude

- les Barricades

- l'Amour

- la Mort / le Néant

- A la recherche du paradis (perdu)

- l'Ancien Testament

- le Bouddhisme

- Intermède

IV    Le Solitaire de "La Nausée" - La Nausée du "Solitaire"

- le Non-humanisme

- Existence – Essence

- Esquisse psychanalytique

V    En Guise de Conclusion

- "Le Solitaire" devant la critique

- Ionesco et la tradition littéraire

- Ionesco 1977

- Bibliographie

_____________

 

Avant-Propos

Conversation entre deux anciens modernes

 

Pl: Viens voir ici, toi là-bas, que je te pose quelques questions. Voilà, commençons. Dis-moi qui est Ionesco?

M: Je crois bien que c'est un dramaturge.

Pl: Quel est donc son travail?

M: Il écrit des pièces de théâtre.

Pl: Pourquoi le fait-il?

M: Pour gagner sa vie, certainement, ou bien parce qu'il s'ennuie, ou bien parce que c'est cela qu'il a envie de faire et que cela l'amuse, ou bien parce qu'il y est forcé.

Pl: Qu'est-ce qui pourrait l'y forcer?

M: Eh bien, quelque chose de plus fort que lui ... Il le fait pour éviter la punition. Il doit avoir peur.

Pl: S'il écrit, c'est donc pour chasser la peur, mais la peur de quoi?

M: Je ne sais pas. Si j'ai peur, moi, c'est qu'on me frappe, qu'on me mette en prison, ou même qu'on me tue.

Pl: Tu aimes la vie, alors, puisque tu as peur d'aller en prison et que tu as peur de mourir?

M: Lui aussi, peut-être, a peur de mourir, s'il aime la vie.

Pl: Mais qui voudrait tuer un écrivain inoffensif et sans défense?

M: Un tueur professionnel, peut-être, et puis non, qui le payerait, qui y verrait son intérêt? Un fou alors, quelqu'un qui tue pour son plaisir, un Tueur sans Gages.

Pl: Il peut prendre des gardes du corps pour s'en protéger.

M: Oui, évidemment cela deviendrait plus difficile. Un tueur à gages y renoncerait peut-être à cause du risque. Seulement, un fou ne s'occuperait pas du risque. Il le tuerait tôt ou tard.

Pl: Si de toute façon il va être tué, est-ce la peine de s'en inquiéter?

M: Disons que ce n'est tout de même pas très rassurant, même si on n'y peut rien. Peut-être que cela serait plus facile à supporter si la menace de mort venait de quelqu'un de précis, quelqu'un qu'on pourrait voir et contre qui on pourrait prendre des précautions. Chacun sait que la peur est préférable à l'angoisse.

Pl: C'est pour cela qu'il écrit alors: Pour matérialiser ce qui le menace de façon à chasser l'angoisse.

M: C'est bien cela, mais il y a peut-être d'autres raisons encore.

Pl: A quoi penses-tu?

M: Il peut vouloir montrer aux gens une nouvelle façon de voir les choses qui peut coexister avec leur façon de voir ou qui serait destinée à remplacer leur façon de voir les choses.

Pl: C'est, autrement dit, pour y mettre un peu d'ordre ...

M: A mon humble avis cela semble plutôt chaotique, ce qu'il écrit dans ses pièces, c'est tout désordonné. Les choses les plus simples deviennent compliquées et les choses les plus compliquées deviennent très simples. Et puis il dit que tout le monde doit s'étonner de ce qu'ils savent déjà.... Je n'y comprends rien!

Pl: Il doit pourtant dire ce qu'il faut penser de tout cela.

M: Non justement! Il renverse tout et nous dit qu'il ne faut pas chercher à obtenir la connaissance, il faut chercher les questions importantes et laisser de côté les réponses ...

Pl: Ce n'est pas très catholique tout ça! D'habitude les écrivains qui ont des idées cohérentes nous disent toujours ce qu'il faut penser.

 

…….

 

Pl: Dis-donc, M. J'ai ouï dire que Ionesco vient de publier un roman, mais tu m'avais dit qu'il écrivait des pièces de théâtre. L'as tu lu au moins?

M: Qui ne l'a lu?

Pl: Allons, soyons sérieux.

M: Ah, quelle tristesse de devoir être toujours sérieux, et il me semble que c'est justement parce que Ionesco commence à se prendre au sérieux qu'il n'est plus rigolo comme avant et que certains critiques commencent à prendre des distances avec lui. Au début de sa carrière, il voulait démolir le théâtre et son langage figé avant de reconstituer un "Théâtre" plus "classique", plus authentique. Cet axiome a d'ailleurs ensuite été repris par un des plus petits philosophes de notre siècle qui a su l'appliquer avec un relatif succès au domaine politique: "Hvordan skabe indflydelse for sine synspunkter uden om de etablerede partier i vore dage, hvis man ikke starter med noget, der virker skrupskingrende skørt" (Mogens Glistrup dans Jyllands Posten du 22.1.1977). Mais de même que Ionesco perd de sa popularité dans la majorité de la population en se prenant au sérieux, Glistrup, à son tour...

Pl: Cher M. excuse-moi de t'interrompre mais ne trouves-tu pas que tu t'éloignes un peu du sujet de notre conversation.

M: Oui, tu as raison. Revenons à nos choses sérieuses. Bon, Ionesco a ensuite essayé de démolir l'univers existant en démontrant son absurdité et il en est maintenant arrivé au stade d'en construire un nouveau.

Pl: Que peut-on conclure de tout cela?

M: Ionesco prétend que le théâtre n'est pas le langage des idées mais plutôt des mythes, et maintenant qu'il commence à avoir des idées, une philosophie, il doit l'exprimer par un moyen de communication approprié: le roman.

Pl: Chic alors! Il sera enfin possible de savoir exactement ce qu'il pense, ce grand mystique de l'âge post-Einsteinien.

M: N'y compte pas trop, malgré tout. "Le Solitaire" est conçu comme une œuvre d'art, une histoire fictive ou Ionesco exprime une "philosophie vivante" au travers d'un personnage fictif nommé Je qu'on ne peut pas identifier avec Ionesco. Je est un être purement "extra-social" et ne peut donc guère prendre la place d'une personne en chair et en os. Il y a en lui du Ionesco, mais aussi de l'anti-Ionesco.

Pl: Tout cela semble bien obscur. Prenons chacun une lanterne (comme nous le conseille Ionesco dans Notes et Contre-Notes) afin de ne rien rater pendant notre traversée du roman, et après nous pourrons en délibérer plus savamment, ou mieux: poser d'innombrables questions pleines de génie.

M: Attend un instant. Avant un tel voyage il est bon de faire un peu de lecture sur les phénomènes qu'on risque de rencontrer en cours de route, afin de ne point s'attarder à chercher des explications en plein milieu du parcours, courant ainsi le risque de se tromper de chemin:

 

________________

 

L'Absurde "Contraire à la raison, au sens commun" (Petit Robert)

Mais le monde ne peut pas être absurde en soi, car on ne peut considérer le monde comme une chose ayant ou non un sens inhérent. Le monde est , tout bonnement, et l'absurdité est due à l'incompatibilité de "la raison" avec le monde. Si le monde paraît absurde à un moment donné, c'est qu'il s'est transformé sans que la raison ait subi une transformation analogue. Pour réinstaller un équilibre il faut que le monde retourne à son état antérieur, ce qui est totalement impossible, ou bien que la raison soit modifiée pour pouvoir s'adapter au nouveau monde.

La Relativité "Caractère que présente la connaissance de ne pouvoir saisir que des relations et non la réalité même, ou encore de dépendre de la structure de l'esprit humain" (Petit Robert).

Un cosmologue qui veut se faire entendre doit penser rationnellement. Einstein, pour sa part, prétend que ce qui est inconcevable n'existe pas. La différence d'optique entre Einstein et Je est le résultat immédiat de leur choix de point de départ: Einstein part de ce qu'on peut constater, pour essayer de comprendre comment l'univers fonctionne. Je, de son côté, essaye de comprendre pourquoi l'univers fonctionne.

Une si grande différence surprend, jusqu'au moment où l'on considère que c'est la théorie d'Einstein sur la relativité qui a bouleversé, au début du siècle, la foi, inébranlable jusqu'à lors, en la raison euclidienne (celle-ci ne fut pas du tout rejetée, mais elle perdit son caractère d'absolu - ce qui est bien plus important en philosophie que dans la vie pratique). Einstein a donc, malgré lui, créé le besoin d'une explication métaphysique de l'univers chez ceux pour qui l'univers semblait s'écrouler à un moment de l'histoire où on ne pouvait compter désormais ni sur Dieu, ni sur la raison traditionnelle.

Einstein se contente de sa théorie tant qu'elle n'est pas contredite. Pour lui, les principes de base de notre univers ne sont pas inconcevables. Cela ne veut pas dire qu'il les connaît (!!) mais ce n'est pas un problème pour lui. En bon positiviste, il s'occupe seulement de décrire ce qu'il voit. Une étoile peut être belle, romantique, éloignée, intéressante, mystérieuse etc. mais il n'est impossible d'en faire le tour que si on entreprend de le faire. Un homme ne peut pas démolir un mur en soufflant dessus (un méchant loup non plus, d'ailleurs). S'il essaye quand même, on dira de lui qu'il est fou et qu'il devrait reconnaître la limite de ses capacités physiques.

 

le Temps "Milieu indéfini où paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession" (Petit Robert)

Nous notons et soulignons simplement l'aspect indéfini du temps. En outre, l’aspect irréversible appartient, comme nous allons le voir, à la vision de l'adulte tandis que l'enfant n'est pas conscient de cette historicité. Le temps "chronométré" et calculé selon un système se relatant aux mouvements des corps célestes fonctionne de façon satisfaisante dans la plupart des cas. Mais lorsqu'il s'agit de l'impression qu'un individu a de la durée du temps, il y a beaucoup de facteurs (de nature terrestre) qui entrent en jeu, et qui sont strictement personnels. Ainsi, deux personnes qui regardent un même film peuvent le trouver respectivement long et court. Tout dépend du contenu du temps, ce que nous montreront ultérieurement des exemples du texte et puis une anecdote sur ce même sujet.

 

Normal "Qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel, qui est conforme au type le plus fréquent" (Petit Robert)

"Il n'est pas normal" veut donc dire qu'il ne ressemble pas à la moyenne des gens. Quand nous nous servirons du mot "normal" dans l'exposé sur "le Solitaire", ce sera avec la définition mentionnée. Il est important de ne pas la confondre avec une autre définition populaire qui donnerait un sens péjoratif: "Il n'est pas normal: se dit d'un individu dont le comportement laisse supposer des troubles mentaux" (Petit Robert). Il serait certainement commode de ne pas faire de distinction nette, mais dans le cadre de notre étude cela serait néfaste et cela nous empêcherait de voir la pensée de Je comme un univers cohérent bien que propre à lui.

 

Quelques abréviations:

(p. 20) page 20 du "Solitaire"

(N. 20) page 20 de "la Nausée"

(...) passage omis d'une citation

Je le protagoniste du roman "le Solitaire"

(NRF II, 20) page 20 du tome II des œuvres complètes d'Ionesco

(V/R 20) page 20 de: "Entre la Vie et le Rêve"

 

I      Introduction

 

Propos

Le décor du "Solitaire" est un immeuble de 1865 dans la proche banlieue sud de Paris (p.29) où il fait d'ailleurs plus chaud que dans la banlieue Nord! (p.174). Il y a des rues sur lesquelles donne son F3 du troisième étage. Il y a le Métro, il y a la radio, une concierge (p.72-73), bref, le spectacle de la vie parisienne dans un style pseudo-naturaliste. Cela se passe à l'époque actuelle puisqu'il y a eu la Révolution il y a "bientôt deux siècles" (p.120). Serait-ce en mai 68? Inutile de se poser de telles questions. Il ne s'agit pas d'un livre d'histoire ... Bien au contraire!!

Le point de vue n'est pas conforme aux règles du "naturalisme". Les hommes et les choses existent toutes par rapport à Je, nous connaissons exclusivement le monde qui l'entoure tel qu'il nous est accessible, c'est à dire: filtré par la conscience de Je.

Le Solitaire ne s'inscrit pas pour autant dans le cadre du type de romans classifiés sous le nom de "nouveau roman", et ce n'est pas non plus un "roman du "théâtre absurde"". C'est un roman psychologique (ce qui l'exclut des deux tendances mentionnées) - un roman existentialiste si on veut. Ce dernier aspect sera traité plus particulièrement dans le chapitre IV de l'exposé. Le point de vue est donc celui de Je. Mais d'un Je "d’après coup". C'est une description rétrospective, tenue à l'imparfait, de Je par Je et ce dernier observe, extérieurement comme intérieurement, celui qu'il était. En tant que roman psychologique, il n'est donc peut-être pas suffisamment authentique. Il y a en effet trois psychologies mêlées à l'histoire: celle de Je, celle du Je d'après coup et celle de Ionesco. Comment distinguer les propos des trois? En tout cas, il est difficile sinon impossible de prétendre que tout ce qui est dit représente la pensée de Je.

La composition formelle du roman est très libre. Il n'y a pas de chapitres indiqués et l'action change avec les réflexions de Je de façon désordonnée, un peu comme un "flot de conscience", mais tout de même un "flot" structuré par l'auteur.

On pourrait proposer différentes subdivisions du roman, et nous en avons choisi une avec pour mot clé: installation:

 

I     p.   7 – 25      Introduction

II    p. 25 – 93     Je s'installe dans son nouvel appartement

III  p. 93 -122     On installe le téléphone chez Je

IV  p.122-135     Yvonne s'installe chez Je

V   p.135-166      Les deux camps révolutionnaires se constituent

VI  p.166-188     Je se barricade dans son appartement

VII p.188-191    Visions finales

 

Il est évident, pour celui qui a lu le roman, que les chapitres les plus longs sont ceux où il y a des choses qui se passent qui ajoutent à son angoisse, ou qui passent tout simplement. Tandis que ceux où Je va mieux, ou même bien, ne nous sont pas décrits très longuement, peut-être parce qu'il est obsédé par le mal, ou bien parce que les sentiments positifs qu'il a échappent à la description, ou bien parce que les expériences joyeuses ne l'incitent pas à écrire, ne comportant pas cette nécessité d'extériorisation.

En choisissant une autre subdivision du roman on serait peut-être entraîné vers d'autres conclusions, mais celle-ci nous semble être assez fidèle au texte.

 

Le Monde

Je vit une vie monotone et sans contenu. Il a 35 ans, il n'est pas laid. Il a simplement la figure un peu fade et fanée, défraîchie dès sa naissance. Il a des yeux bleus délavés. C'est un homme incapable d'amour et n'ayant pas de désirs. Vers la fin du roman, il perd petit à petit l'acuité de ses sens: l'ouïe (p.180), la mémoire (p.182), l'odorat (p.184) et il subit un vieillissement général (signe de l'approche de la mort). Il boit, presque au point de devoir être considéré comme alcoolique. Il lit très peu: De temps en temps des journaux, et quelques livres classiques. Normalement, il les jette après les avoir lus, mais il en a tout de même gardé quelques-uns: "Les Misérables", "Les Trois Mousquetaires", "Vingt Ans Après", "Le Vicomte de Bragelonne", "Les Possédés", des récits et nouvelles de Kafka, Arsène Lupin, Rouletabille, "Le Comte de Monte Christo".

Pourquoi ces livres-ci? Qu'est-ce qu'ils ont en commun qui puisse inciter Je à les garder et les relire? Il faut dégager plusieurs points d'intérêt: Chacun sait qu'au moins une partie de ces livres sont saturés d'action et de suspense et on pourrait croire que Je, dont la vie est totalement dépourvue d'action et de suspense, compense ce manque par la lecture. Si cela entre en jeu, ce n'est certainement pas là sa raison principale pour les garder.

Les livres en question semblent avoir en commun le fait qu'ils tournent autour d'une injustice insurmontable (de provenance sociale) ou absurde (de provenance métaphysique), ou autrement autour du maintien ou du rétablissement de certaines valeurs éthiques.

Je reconnaît (probablement inconsciemment), dans ces œuvres, ses propres angoisses, sa propre lutte en faveur du "non-corruptible", sa propre déréliction, son propre sens de l'absurdité de la condition humaine. Nous reviendrons sur tous ces points, tels qu'ils se présentent dans le roman, au cours des chapitres II et III. Retournons à la description "sociale" de Je.

 Je est un non-engagé, un "fainéant" (p.156), un "neutraliste dangereux" (p.168). Sa vie est dictée par l'habitude qu'il a de faire telle ou telle chose, c'est à dire se lever, faire sa toilette matinale, aller travailler. Toutes ces choses, il les fait par habitude, sans étonnement et sans réfléchir pourquoi, par exemple, il fait tel travail plutôt que tel autre. Il n'a, par surcroît, choisi lui-même ni son travail, employé de bureau, ni son patron. C'est sa mère qui, se sentant responsable de lui, se débrouilla pour lui trouver ce poste avant de mourir. Elle avait ainsi fait son devoir, et elle s'en était tellement "cassé la tête", qu'elle mourut d'une congestion cérébrale quelques semaines plus tard. Je ne fit aucune objection à la situation qu'on lui proposait, - comme en toute matière, Je prend ce qui lui tombe sous la main. Il accepte tout sans questions, subit la décision des autres.

Cette indifférence se manifeste extérieurement, comme nous allons le voir plus loin, mais aussi intérieurement, ce qui veut dire dans sa conception du monde et de la condition humaine. Comme Je l'exprime lui-même:

"Je n'étais ni triste, ni gai, j'étais là, pris dans la cosmogonie et ce n'est pas telle ou telle société qui pouvait y changer quelque chose. L'univers était donné une fois pour toutes avec ses nuits et ses jours, ses astres et le soleil, la terre et l’eau" (p.21)

Il conçoit donc l'homme placé dans ce monde parmi trois milliards d'autres hommes, tous aussi incapables que lui de changer la condition de leur espèce, tous aussi impuissants que lui devant les problèmes fondamentaux de l'existence, et nous voyons d'ailleurs que ces problèmes ne dépendent pas du système politique de la société. Ils sont extra-sociaux.

Je voit, comme beaucoup d'autres, le mystère de l'infini inconcevable qui crée une barrière entre d'un côté: ce monde "matériel" dans lequel nous pouvons agir librement, que nous pouvons modifier arbitrairement (il faut noter que tout le système solaire appartient à ce que Je appelle le Monde), et de l'autre côté: ce qui est au-delà de l'entendement humain, et dont nous devinons (ou refusons) l'existence, mais dont les principes de base nous échappent et nous échapperont toujours. C'est, par définition, déraisonner que de vouloir persister dans la recherche de ces principes de base, c'est une absurdité que l'on refuse de considérer, vu l'impuissance de nos facultés intellectuelles.

Je renonce donc, au début, à résoudre le problème (sans toutefois le perdre de vue). Et c'est ici que nous trouvons la raison de son indifférence: A quoi bon changer un monde si on ne sait pas sur quels principes il repose? Il faudrait pour cela avoir confiance, ce qui manque énormément à Je. Il faudrait tourner le dos aux problèmes essentiels et prétendre qu'ils n'existent pas ou qu'il n'est pas indispensable de les résoudre.

Certains des collègues de Je ne sont pas de son avis sur ce point. Le patron et Pierre Ramboule ont tous deux de grands projets d'ordre économique mais finalement cela en reste aux idées. Jacques Dupont a de grandes idées politiques qui ne mènent à rien. Tous ses clichés ne s'attaquent qu'à de faux problèmes, à des problèmes d'ordre secondaire.

Jacques Dupont s'estime certainement plus heureux et plus "juste" que Je, puisqu'il a l'impression de lutter pour l'humanité tout entière. Il demande un jour à Je s'il n'a pas honte de vivre pour rien:

"En me scrutant je m'aperçois que je n'ai pas cette honte: vaut-il mieux engager les autres à se massacrer ou vaut-il mieux les laisser vivre et mourir comme ils peuvent? Je ne sens pas le besoin de répondre à cette question" (p.36)

Il n'est pas difficile de comprendre la réaction des autres envers Je. Il n'essaie jamais de justifier sa passivité en matière de politique, son non-engagement. Il donne l'impression d'être indifférent en toute matière et, en effet, il l'est en ce qui concerne les sujets qui intéressent les autres (les inconscients et les autres engagés). Ce qui ne le laisse pas indifférent, à savoir les principes de base sur lesquels nous devons bâtir notre vie personnelle et notre société, est impossible à concevoir et par conséquent impossible à expliquer à ceux qui tournent le dos au mur que constitue la limite de l'entendement humain. Je vit dans l'instant, sans commentaires. Une vie qui n'avance pas, qui n'a aucune direction voulue par lui.

"Pourtant cet instant avait de l'histoire, puisqu'il y avait eu Lucienne, Juliette, Jeanine. Puisqu'il y avait eu un temps, des fins de semaine et des débuts de semaine" (p.24)

Il y avait aussi eu son temps au bureau et avant cela son temps à l'école, avec sa mère. Je se sent impuissant devant l'existence qui n'est basé sur rien de stable, mais plutôt que de refuser la question ou de la regarder en face, on peut dire qu'il a toujours essayé de rester dans un coin, les yeux fermés, ou comme il l'exprime lui-même:

"J'étais de ceux que l'on entraîne après soi" (p.23)

"Surtout ne pensons pas. Ne pensons à rien. Ne jugeons de rien. Autrement, je deviendrai fou. Mais qu'est-ce que c'est qu'un fou? Autre question à ne pas se poser. Et c'est ainsi que j'ai pu vivre pendant des années dans l'instant, un instant sans commentaires, un instant indéfini" (p.24)

 

Indifférence d'être                        Prise de conscience                          Malaise d'être
des limites de l'entendement humain

 

Malgré l'effort qu'il fait pour ne pas penser, un certain malaise d'être remplace l'indifférence d'être (qu'il avait entretenu artificiellement depuis le début de sa prise de conscience). Il est évident que si on refuse la médiocrité (résultat de l'indifférence) on ne peut plus lâcher, on ne peut plus renoncer devant les problèmes insolubles que nous pose la condition humaine et on s'engage dans une lutte sans espoir, une lutte absurde contre cette même condition humaine. Le passage de l'indifférence au malaise se fait graduellement à cause de la résistance de Je et il se manifeste petit à petit dans différentes situations, surtout dans son travail qui lui devient insupportable, mais aussi dans ses autres habitudes qui deviennent des contraintes, pénibles à accepter.

Voilà où en est Je le jour de son grand héritage (à la mort d'un des derniers "vrais" oncles d'Amérique) qui le sauve d'une partie de ces contraintes - avant tout de son travail. C'est donc un événement extérieur à lui qui lui permet de réaliser son projet de recherche de l'absolu. Bien entendu, il nous est impossible de savoir s'il avait réellement pris la décision d'entreprendre une lutte contre les limites de l'entendement humain avant d'hériter de cette somme importante, ou si, au contraire, l'héritage l'a poussé à prendre la décision.

Le résultat direct de l'héritage est, quoi qu’il en soit, que Je quitte son travail pour recommencer sa vie à partir de zéro (ou pour la commencer tout court!):

"Partir, me libérer (...) Si nous ne pouvions comprendre l'univers, ni définir ses grandes lois, on pouvait quand même manœuvrer dans un univers petit à l'intérieur du grand infini ou ni-fini ni-infini". (p.24)

 

 

Le Temps

 

1) Le passé

Pour rejoindre l'aspect historique de Je que nous avons frôlé plus haut, il est nécessaire de remarquer, ici, le rapport entre Je et son passé. Le peu que nous savons de son passé nous apprend qu'il contient une part de sécurité et une part de culpabilité. Je essaie par tous les moyens de penser le moins possible au temps passé qui fait ressortir son sens de la culpabilité, surtout à propos de sa mère. Sa mère qui avait raté sa vie deux fois (même si elle avait toujours fait son "devoir"):

"La première fois à cause de mon père, la seconde fois parce que je n'avais pas répondu à son attente et que je ne l'avais pas aidée, parce que je n'avais pas pu l'aider à racheter sa vie" (p.20)

Sa mère s'était brouillée avec sa famille pour se marier et sa vie fut ratée dans le sens que ce à quoi elle avait voué sa vie, ce pour quoi elle avait fait des sacrifices, s'écroula cinq ans après. Elle ne perdit pas l'espoir: Il y avait encore Je, son fils, qui allait certainement réussir dans la vie, obtenir un poste important et surtout: un bel uniforme! - avec des décorations, bien sûr. Cette fois aussi elle fut déçue et c'est peut-être cette deuxième déception qui l'a tuée. En tout cas, Je se sent responsable de ne pas avoir correspondu à ce qu'elle attendait de lui. Je essaye de temps à autre de se tromper soi-même, surtout quand il a bu quelques verres d'alcool:

"C'est beau la vie: toute une existence de paperasses et de poussière au bureau" (p.33)

..et dans la rue:

"des centaines de mines grises, visages qui n'étaient que les nuages qui devaient certainement cacher le soleil que nous portons tous en nous, sans le savoir" (p.33)

Pour le voir, ce soleil, dans le temps présent, il nous faut seulement adopter une certaine perspective.

"En somme nous regrettons tout, cela prouve bien que ce fut beau" (p.34)

Cependant, il avoue que l'effet de l'alcool y est pour quelque chose:

"Ne pas boire trop car, alors, c'est la vision inverse qui l'emporte (…) la grâce que vous procure l'alcool est précaire. La grâce ou la lucidité" (p.34)

Nous arrivons ici à un des autres grands problèmes en face desquels se trouve Je: nous avons la possibilité de voir le monde d'un point de vue optimiste ou d'un point de vue pessimiste, mais nous n'avons pas, et ne l'aurons jamais, les critères de base qui nous permettraient de choisir l'un d'eux.

Par conséquent, il ne sert à rien de penser au passé. Ceci, Je n'arrive pas à s'empêcher de le faire. Tout au moins il essaye: lorsque sa mère meurt, il déménage pour ne pas avoir l'image de sa mère souffrante sous les yeux (sous la forme du décor dans lequel elle mourait et puis mourut). Maintenant, où il veut recommencer à zéro, il déménage encore une fois, ou plutôt, il laisse tout derrière lui à 1'hôtel. Il n'emmène pratiquement rien: pas de vêtements (il achète du neuf) et très peu de livres.

"Les derniers jours que je passai à 1'hôtel furent empreints de joie et à la fois de mélancolie. Tout un passé: Jeanine, Juliette et Lucienne, le petit bout de chemin à faire tous les jours pour aller au bureau, le bistrot, tout cela c’était révolu" (p.33)

Il semble que Je conçoit le temps comme quelque chose qui s'approche (le futur), qui passe (le présent) et qui s'éloigne (le passé), tandis que lui-même reste immuable devant les événements qui se déroulent.

Cette optique aide à comprendre son idée de la Providence qui lui envoie du secours à plusieurs reprises. Dans ces cas-là, Je ne voit pas venir l'aide et elle lui "passe sous le nez" pour devenir du passé. Ce phénomène du "maintenant raté" qui est dû à sa neurasthénie entraîne une mauvaise conscience vis-à-vis du passé. Cela va même jusqu'à la hantise dans le cas de sa mère qu'il regrettera toujours d'avoir déçue.

 

2) Passé présent, Présent passé

Je a donc une volonté "d'agir dans le passé" qu'on ne retrouve pas chez lui dans le présent. Mais qu'est-ce que c'est que ce présent? Comme nous avons constaté dans l'introduction, il y a des problèmes de définition, et pour Je, ils semblent particulièrement compliqués: Nous venons de voir que le présent est "ce qui passe" - mais aussi que cela échappe à Je sur le moment, et qu'il ne l'aperçoit qu'au moment où cela s'éloigne (où le présent devient du passé).

Sa conscience dans le présent est donc tournée vers le passé ce qui transforme d'une certaine façon le passé en présent (dans la mémoire). Les choses et les hommes existent donc, pour Je, en même temps par rapport à maintenant et par rapport à son moi dans la mémoire. Il ne s'agit pas, bien entendu, du même type d'existence dans la mémoire et dans le présent, mais Je a beaucoup de peine à les distinguer. De là viennent ses doutes concernant la réalité de l'existence. Qu'est-ce qui nous prouve que le passé a été? et, par extension: Qu'est-ce qui nous prouve que le présent existe? - et que nous existons nous-mêmes?

Lorsqu'Yvonne le quitte, Je se demande si ce qu'il vient de vivre a été vrai ou imaginaire. Il n'est sûr que de ce qu'il peut toucher et puisqu'elle n'est plus là, comment savoir si ce fut un rêve ou la réalité? Rentré chez lui il trouve un des chaussons d'Yvonne dans le couloir et le voilà tout de suite rassuré:

"Une trace. Elle avait été là. Elle avait habité ici. La seule chose palpable de ce qui fut" (p.135)

Dans le souvenir, le passé est "une mort sans cadavre" (p.134). Rien ne prouve que tel événement ait eu lieu. Cela devient tout de la brume qui nous empêche de voir clair. Il y a cependant quelque chose de rassurant dans le passé, c'est qu'il appartient au domaine du connu. Même si les détails se sont effacés, même si on ne distingue plus les grands traits, même si on a tout oublié, on sait toujours qu'il n'y a rien eu de surprenant et qu'il n'y a pas de quoi avoir peur.

 

3) Le futur

Dans le futur, il en est tout à fait autrement. Nous ne savons pas ce que nous apportera l'avenir, ça va de soi, et cette condamnation à l'ignorance est "acceptable" pour ceux qui refoulent la question mais inacceptable pour ceux qui s'obstinent à la résoudre. Il existe une troisième catégorie de gens qui sont persuadés que l'homme crée lui-même son futur en agissant dans le présent et que l'étude du passé est destructrice si elle prend le dessus (comme dans le cas de Je). Cette troisième catégorie, Je n'en parle pas explicitement si ce n'est que pour dire qu'il est insensé de se croire maître de l'univers, que ces gens-là se prennent pour des dieux.

Pour Je, l'idée de la Providence intègre le futur dans le système temporel que nous avons décrit plus haut: C'est le temps qui s'approche et qui est donc déjà tout préparé. L'homme n'a pas la force de création, mais il peut saisir ou non les possibilités que lui offre la Providence. Nous allons voir quelques exemples de cette attente passive que Je appelle "vie". Pour illustrer la présence de la Providence dans le texte on peut remarquer tout d'abord le nombre frappant de "peut-être".

Notons cependant, avant d'aborder les exemples, un autre aspect du futur, à savoir son côté inquiétant, menaçant. Il est souvent bon de se poser des questions simplifiées pour arriver à des réponses de portée générale (ou bien pour n'arriver, dans d'autres cas, à rien du tout). A la question: Qu'est-ce que le futur? il est facile de répondre que le futur est ce qui vient après le présent, chronologiquement parlant. Nous avons là une réponse où l'on se sert de la définition du concept de présent. Mais ce même concept de présent n'est que très vaguement défini et défini, par surcroît, par rapport au passé et au futur. Très peu scientifique n'est-ce pas?

En ce qui concerne le futur de l'homme, il n'y a qu'une chose de sure: la mort, fût-elle une fin (système linéaire) ou un nouveau commencement (système cyclique). L'entreprise de Je est par conséquent de se préparer à la mort, mais cela ne passe pas sans problèmes. L'anéantissement est angoissant et du reste inacceptable parce qu'il rend la vie absurde: le but de la vie, est-ce vraiment la mort? Nous y reviendrons.

La question du futur se pose tout naturellement à Je en rapport avec les déménagements. La première fois qu'il déménage, après la mort de sa mère, il n'a pas de but à part celui de fuir le passé. La deuxième fois, il a tout de même une idée: commencer sa vie de "conscient", ce qu'exprime déjà l'idée émise dans la toute première ligne du roman:

"A trente-cinq ans il est temps de se retirer de la course" (p.7)

- la "course" signifiant justement la vie de l'inconscient dirigé vers un but chimérique (parce que fondé sur des idées de l'univers non-fondées).

Les premiers problèmes qui se posent à lui sont tout d'abord le placement de l'argent dont il a hérité et ensuite le lieu de sa future habitation. Ayant trouvé un jour la solution:

"je vais mettre mon argent dans de la pierre" (p.26)

- que le bon sens lui désigne comme une valeur stable, un investissement sûr, Je est d'abord pris par la gaieté et la satisfaction et puis

"je me rendis compte que ce n'était pas aussi gai que ça et que je n'étais pas pleinement heureux. Etais-je libéré d'un poids? Du poids de vivre? (p.26)

Néanmoins, il faut remarquer que la recherche des valeurs stables sur le plan philosophique, Je la pratique aussi sur le plan matériel. Il s'installe donc dans son nouvel appartement après l'avoir meublé de neuf, et même la place pour manger à 10! En effet, il espère recevoir plus de monde maintenant, ou plutôt: il n'en exclut pas la possibilité:

"Peut-être ferais-je des connaissances dans le quartier. J'aurais peut-être une vie sociale" (p.31)

Bien entendu, il n'en aura jamais. Quand il faut se décider pour aller voir quelqu'un, il n'en trouve jamais la force et il repousse cela à plus tard. Il en est de même pour ses projets de voyage:

"je me reposerai un certain temps, quelques mois, peut-être un an et après, peut-être, je commencerai une autre vie, une vie d'aventures et de plaisirs, mais pas pour le moment" (p.47)

Nous avons exclusivement considéré, jusqu'ici, l'ordre (réel ou imaginaire) du temps (passé, présent, futur) mais non sa durée. Il semble évident qu'à travers le roman il s'effectue une accélération du temps. Cela se manifeste par le contenu du temps qui prend de moins de place dans le récit. On pourrait faire remarquer qu'il y a de moins en moins d'événements après que Je s'est retiré dans sa chambre pour se barricader contre le monde, mais ce n'est pas en soi une raison pour ne pas relater ses pensées qui ont tout de même rempli de nombreuses pages avant cet emprisonnement volontaire. N'est-ce pas plutôt parce qu'il s'efforce de ne plus penser. Ou mieux: parce qu'il tente de transformer le temps profane en temps sacré et par là transformer la durée en un instant éternel. Les trois aspects du temps se confondent en un seul: le présent. L'accélération du "temps chronométré" reflète donc une décélération de son "temps vécu", - pratiquement jusqu'à zéro: Le temps perd sa linéarité pour devenir quasi-ponctuel. Je n'en espérait pas tant, ou disons plutôt qu'il n'avait pas dû prendre cette possibilité-là en considération. Tout au plus désirait-il retourner au temps circulaire de l'enfant, qui ne sait pas qu'il va grandir, vieillir et mourir, mais qui réussit à vivre au jour le jour.

 

II     l'Univers

 

La vie "sociale" n'est pas, pour Je, d'une importance excessive. Il aime bien le confort mais ce n'est pas pour lui un but. Le confort est plutôt un moyen d’obtenir autre chose. La tranquillité du côté matériel lui permet de tourner l'attention principale vers l'au-delà où il pense devoir chercher le "vrai", le "grand théâtre" que reflète le spectacle humain, ce "grand théâtre'' qui n'a ni passé ni futur.

 

La Prison

L'Homme, ayant découvert les limites de l'entendement humain, se trouve par ce même fait dans l'obligation de faire un choix: ou bien refuser d'accepter l'emprisonnement et en conséquence se placer face au mur qui le sépare de l'au-delà avec l'espoir que le mur s'effondrera ou s'envolera. Cela comporte divers problèmes car le mur est très épais et fait de couches superposées de façon à en empêcher la pénétration. Si on pénètre une des couches, il reste encore autant de couches ou "globes concentriques", comme Je les appelle. Cette image, Je semble l'avoir empruntée aux (ou tout du moins l'a-t-il en commun avec les) Hasidim.

L'autre possibilité est de tourner le dos au mur puisqu'il est infranchissable, et autrement dit: accepter l'emprisonnement pour essayer de se créer une vie supportable à l'intérieur des murs de la prison. Quand il s'agit d'une prison matérielle, en pierre et entourée de fils électriques ou de barbelés, tout le monde est certainement d'accord qu'il vaudrait mieux être dehors que dedans.

Une différence entre la situation de Je et celle du prisonnier est évidemment que le prisonnier "physique" sait ce qui l'attend en dehors de la prison: avant tout, plus de liberté. Dès lors qu'il s'agit de la prison métaphysique (cette atteinte à notre liberté spirituelle que sont les bornes de l'imagination) presque tout le monde est de l'avis contraire, c'est-à-dire qu'on accepte d'être emprisonné pourvu que la prison soit suffisamment grande, ou pourvu qu'on ne connaisse pas l'au-delà des murs, la liberté beaucoup plus grande qui attend dehors, mais dont on ne peut pas prouver l'existence, et qui est de toute façon, objectivement parlant, impossible à atteindre.

Il existe une troisième prison qui est, pourrait-on dire, "intermédiaire" entre les deux autres dans le sens qu'elle se trouve sur un niveau intellectuel, mais que nous sommes capables d'en sortir par nos propres moyens. Je ne la nomme pas explicitement, mais elle est un peu ce qu'il appelle la prise de conscience, le rejet des idées reçues. Nous la trouvons explicitée ailleurs chez Ionesco, dans "La Soif et la Faim" dans la scène où Tripp et Brechtoll se trouvent enfermés dans chacun sa cage: Le frère Tarabas leur dit: "En ce moment, vous êtes plus ou moins attachés, c'est exact, mais les attaches les plus réelles sont les attaches passionnelles. La vraie prison, c'est l'aliénation de l'esprit. N'est-ce pas, monsieur Brechtoll?" (NRF IV, p.139)

Je est de ceux qui refusent de se sentir emprisonné. Son refus se manifeste par le fait qu'il essaye de réfléchir aux problèmes de l'existence, même s'il avoue que c'est une absurdité d'essayer "d'imaginer l'inimaginable", une absurdité de rester impuissant devant un problème et de ne pas y renoncer. Son argument est qu'il ne sert à rien de renoncer à résoudre le problème essentiel si ce n'est que pour se tourner vers des questions d'ordre secondaire qui ne nous servent que de distraction. Quand la recherche lui devient insupportable, Je s'en distrait aussi, il faut bien le dire, en buvant de l'alcool. Nombreuses sont les situations où il boit cinq à six verres d'alcool de suite pour trouver le repos, ou autrement dit pour chasser les pensées.

1 'Ailleurs

Depuis sa jeunesse, à 15 ou 17 ans, Je a de temps à autres des visions qui le transportent dans ce qu'il appelle l'ailleurs. Il trouve à ces occasions une étrangeté du monde:

"C'est comme si on se trouvait à un spectacle, c'est-à-dire comme si j'étais à l'écart, distancé, ne prenant plus part, n'étant plus cet acteur ou ce figurant que je suis, que nous sommes d'habitude, par habitude. Entouré par le monde mais pas au monde" (p.59)

Il ne faut pas confondre cet "ailleurs" avec l'au-delà. L'au-delà est tout à fait inconnu puisqu'il est caché derrière le mur, tandis que quand Je se trouve dans l'ailleurs il est plutôt séparé du monde par une vitre épaisse, incassable.

Ainsi, il se trouve à la fois au centre de tout et en dehors de tout. Ses visions prennent appui dans les choses et les hommes qui l'entourent. Toutes les manifestations matérielles deviennent des formes sans contenu: elles perdent leur sens, leurs fonctions. Le langage perd aussi son sens et devient des cris, des bruits ou de la musique (tout le monde a pu faire cette expérience en écoutant des étrangers parler entre eux. On a vraiment l'impression d'écouter une succession de bruits plutôt qu'un message dont le langage n'est que le porteur). Il s'agit donc de voir les choses comme si c'était la première fois, avec des yeux "nouveaux":

"N'importe quoi est passionnant, amusant, curieux, dramatique, insolite, mystérieux" (p.74)

" ... puis je regardais ma table, mon verre, ma main. Je bougeais les doigts, j'eus envie de rire. Puis ce fut une angoisse. Puis ce fut de la stupéfaction. Je regardai autour de moi: qu'est-ce que c'est que tout cela? La question elle-même me parut insensée. Qu'est-ce que se demander ce que c'est? Et qu’est-ce que ..." (p.92)

Ainsi le monde devient un spectacle auquel on peut assister, assis derrière sa vitre dans l'ailleurs, et Je a une idée de ce spectacle comme étant le reflet de l'au-delà:

"Le spectacle que les hommes donnent, leur théâtre, n'est qu'un pauvre succédané du grand théâtre" (p.75)

Inutile d'insister sur la ressemblance avec la caverne de Platon.

Evidemment, il est possible pour Je de considérer les autres comme des acteurs d'un spectacle auquel il ne participe pas lui-même, mais rien ne lui garantit qu'il est le seul spectateur. Peut-être la concierge le regarde-t-elle comme un acteur dans le même spectacle mais vu avec sa perspective de concierge. Il se trouverait alors réduit à une chose, un phénomène susceptible d'être jugé par l'autre.

 

le Rôle

Tout comme la concierge remplit son rôle de concierge, Je aussi joue un rôle quand il se sent exposé aux regards des autres. Il a honte de certains de ses actes et il essaye d'entrer dans le rôle qu'on lui attribue: Il se lève plus tôt afin de boire un cognac avant que la femme de ménage ne vienne. Autrement elle le lui reprocherait. Il cache la bouteille de cognac sous son manteau quand il passe devant la loge de la concierge, etc. Mais au moins il est conscient de ce double jeu. La concierge, elle, a l'air plutôt de n'être que concierge. Impossible de la voir en épouse, en mère de famille, en cliente. Chose étonnante à voir aussi: la fille avec qui Je habite (qui habite avec lui, plutôt!) pendant un certain temps, il en parle toujours comme "la serveuse" et il ne se souvient même plus de son nom ("Yvonne ou Marie?"). Je voit dans le problème du rôle que chacun joue, un essai de fuir la réalité, de ne pas oser la regarder en face et en tout cas un manque de sincérité vis-à-vis des autres tout d'abord, mais aussi vis-à-vis de soi-même. Le rôle que l'on adopte devient une sorte d'image idéalisée derrière laquelle le vrai "moi" de chacun se cache, justement parce qu’on a honte de ce qu'on est au fond de soi-même. Prenons un exemple: Je a honte de boire tant d'alcool chez lui. Par contre, il n'a pas honte de ne pas s'engager politiquement. Chez beaucoup, ce serait plutôt l'inverse, mais c'est toujours une question d'avoir bonne ou mauvaise conscience. Si on considère que la vie politique est importante pour l'humanité, cela devient honteux de ne pas s'en mêler. Dans la terminologie de Je, l'engagement politique résulte du manque de conscience ou bien de la résignation devant les problèmes essentiels. Pour lui, ce sont justement l'engagement politique ou le fait de boire trop d'alcool qui sont des actions honteuses puisqu'elles ne servent qu'à détourner l'esprit du problème essentiel.

C'est ici que nous trouvons l'explication du manque de zèle chez Je quand il s'agit de définir et d'expliquer la fonction du rôle: le rôle concerne les rapports sociaux, et l'attention de Je est justement dirigé vers l'extra-social et non vers le social.

 

Dieu

Quand d'autres penseurs existentialistes se penchent longuement sur la fonction du rôle, c'est pour mieux comprendre les rapports inter-humains qui sont, à leur avis, d'une importance première pour l'individu. D’où vient donc cette différence d'optique? Si on demandait à Je, il répondrait, bien sûr, que les autres se sont résignés devant les problèmes les plus importants pour s'attaquer à ce que Heidegger appelle les "soucis". Le "vrai" est au-delà de notre entendement, même si à l'intérieur de l'univers nous pouvons agir "librement". Il serait ridicule de prétendre qu'un prisonnier est libre à l'intérieur de sa cellule ou même à l'intérieur de sa prison: Quelqu'un (l'incarnation de l'autorité sociale) l'y a placé pour le punir et dans le but explicite de diminuer sa liberté. Pour en sortir, le prisonnier doit demander à être gracié et ce n'est que la même autorité sociale qui peut le lui accorder.

Parallèlement, le prisonnier dans la "grande prison" a été placé dans l'univers. Il existe donc un Dieu, ou mieux: une puissance supérieure qui détermine non pas le cours de notre vie, mais la condition humaine. L'homme n'est, par conséquent, responsable de ses actes que devant cette divinité, et il ne peut attendre la grâce que par elle. Il n'est pas coupable s'il est "inconscient" de la prison dans laquelle il se trouve enfermé mais seulement à partir du moment où il aperçoit le mur et qu'il lui tourne le dos dans la résignation. Il accepte dans ce cas-là que l'homme existe, sans se demander ce que c'est que l'homme.

On pourrait demander à Je sur quoi il se base pour dire que nous sommes agis, manipulés comme des marionnettes par des lois que nous ne connaissons même pas, par des instincts (instinct de conservation, instinct de reproduction etc.), comment il arrive à la conclusion que notre volonté est prédéterminée (p.70). Il faut bien que la force créatrice vienne de quelque part puisque

"nous n'avons comme base de départ, comme fondement, que le néant. Comment bâtir sur le rien?" (p.69)

et ce qu'il faut trouver est: où siège cette force créatrice? Dans l'homme, grâce à son intelligence qui est le produit de tensions électriques et de réactions chimiques, ou à l'extérieur de l'homme, dans une sorte de puissance métaphysique (divine).

Je pense qu'il existe un Dieu (qui n'est pourtant pas identique au Dieu chrétien) mais il ne donne pas de raisons. Ce n'est d'ailleurs pas une question qu'on peut aborder sous une perspective de raisonnement puisqu'il s'agit d'y croire. Ceci est même inhérent à la définition de "l'au-delà" comme étant ce qui est de l'autre côté du mur qui constitue la limite de l'entendement humain.

Parfois, il arrive à Je de se sentir comme son propre créateur, son propre dieu (p.61). C'est quand il se trouve dans l'ailleurs et qu'il a l'impression d'être à l'extérieur du spectacle de la vie. A ces occasions, c'est en effet un effort de sa part qui fait que les choses se transforment. Même dans ces circonstances, Je est cependant persuadé que l'existence des objets et même celle de ces apparitions strictement personnelles précède sa prise de conscience d'eux.

"Mais je n'étais pas dieu et toutes ces fugitives apparitions et toute cette apparence je ne les inventais pas, "on" me les offrait, on me les présentait. Ce on. C'était pourtant bien lui l'inventeur. Je subissais, j'essayais de ne pas subir, j'essayais de me tenir à l'écart pour regarder seulement, sans entrer dans le jeu, mais j'étais bien obligé de le prendre en considération" (p.61)

Il est très difficile de rendre compte de la conception que Je a de Dieu, rien que par le fait qu'il ne semble pas en avoir une idée cohérente. Il prend un peu du Dieu juif de la Cabale, un peu du Dieu chrétien, certains traits des dieux de la Grèce antique, et encore de la conception orientale d'une divinité impersonnelle. Cependant, il ne construit pas, à partir de ces bribes, une image de Dieu. Il se rend bien compte qu'on ne peut pas savoir, - que l'incompréhensible reste irrémédiablement incompréhensible.

Parallèlement à la divinité (ou peut-être ayant son origine dans la divinité) il apparaît un autre acteur de l'au-delà: le destin ou la providence. Dieu s'occupe de la condition humaine, tandis que la providence se mêle à la vie quotidienne (sans pour cela être impératif!). Au moment où la serveuse annonce son départ:

"Je fus pris d'un regret énorme, amer. J'avais eu le bonheur à côté de moi. Une fois encore, je l'avais raté. Le destin veut m'aider et la providence m'envoie ses anges que je repousse, ou que je n'aperçois pas" (p.128)

N'oublions pas, cependant, qu'une fois dans sa vie Je a pris une décision personnelle, une décision qui a été rendue possible par l'héritage (envoyé par la providence?), mais qu'il aurait très bien pu ne pas prendre: Il prend sa retraite à 35 ans. En premier lieu, c'est un résultat de sa paresse habituelle puisque cela lui permet de ne plus travailler. Mais c'est aussi, et en même temps, un refus de la vie conditionnée par les autres, par les normes de la société. Les événements dans la vie de Je sont, mis à part celui-ci, déterminés par les autres ou comme dirait Je, par la Providence. Bien entendu, il y est pour quelque chose, mais même là où il fait une initiative personnelle, il en parle comme s'il subissait la volonté des autres. L'installation du téléphone en est un bon exemple. Quand on lit le passage de l'installation du téléphone (p.93-95) on a vraiment l'impression que c'est l'employé chargé de l'installation qui a décidé de venir le placer, bien que l'initiative fût, à l'origine, celle de Je. De même, lorsqu'Yvonne vient habiter avec lui: "Elle s'installa chez moi..." (p.122), on a l'impression qu'elle seule décide, ou bien qu'elle n'est que l'instrument du destin. Je n'exprime pas son avis sur toute cette question. En apparence, il subit. Il est difficile de ne pas mettre en question son objectivité dans la totalité du roman quand on voit, dans de nombreux cas, ce genre de déformations, fussent-elles involontaires. L'ensemble du roman ne perd pas pour cela son intérêt, mais les conséquences qu'on peut tirer des réactions (ou du manque de réactions) du protagoniste en sont obligatoirement modifiées. Cela renforce l'impression qu'on a, parfois, en lisant le roman d'assister à la description d'un ou plusieurs rêves.

 

Cosmos / Chaos

Un trait particulier dans la vision du monde de Je est que l'ordre des choses n'est pas fixe. Le monde apparemment stable et organisé, le Cosmos, peut à tout moment s'effondrer après quoi nous nous trouverons dans le Chaos. Lui, en tout cas, le ressent ainsi, - et cela au point d'en tomber dans la rue.

"Je me trouvais à la frontière du monde. Devant moi, le trou de l'incréé. Toute la création était derrière moi. L'univers était dans mon dos, me poussant vers l'abîme, de tout son poids. Quel vertige! J'aurais voulu reculer. Trop peur de bouger. Un pas en avant, une chute, j'étais happé, englouti, dissous par le rien. Je fermai les yeux, cela ne fit qu'accroître mon vertige et ma nausée. Le cosmos basculait. Ce monde était-il trop pesant ou bien évanescent? D'un instant à l'autre il peut disparaître. Ou bien m'écraser par sa lourdeur. Entre le plein et le vide, je m'écroulai. On m'aida à me relever... " (p.131)

L'anéantissement des valeurs stables est dû à une vue d'ensemble qui s'éloigne, à son point de départ, de l'univers rationnel (admis antérieurement comme une donnée inébranlable). Nous avons vu comment le cours du temps a perdu sa faculté de situer les événements les uns par rapport aux autres. Nous avons vu comment l'éveil existentialiste de Je résulte d'une aliénation par rapport aux choses palpables, et par rapport au langage: les choses habituelles deviennent incompréhensibles, le langage dépourvu de sens et inutilisable comme moyen de communication.

"Je me sentais ébranlé dans un monde ébranlé. C'est curieux comme tout est à la fois si présent et si absent, si dur, si épais et si fragile. Cela existait-il vraiment? Cela avait-il jamais existé? (...) Comment cela pouvait-il tenir encore et pour combien de temps, si le temps était. Il n'y avait peut-être que de l'instantané" (p.112).

Il n'est donc pas étonnant de voir pulluler les "peut-être" dans ce récit qui parle justement de l'homme vis-à-vis de l'univers. Comme le réel absolu est caché par "des vêtements" ou des "rideaux" on ne peut que deviner en quoi il consiste. En attendant de le trouver, nous sommes réduits à constater l'absurdité de l'univers et de la condition humaine. Tout ce dont nous avons conscience se trouve entre deux événements: la naissance et la mort - et cela ne nous fait pas peur. Ce qui crée l'angoisse de la mort est l'ignorance de ce qui suit la mort, mais aussi la condition humaine elle-même. Si l'homme existe, il doit certainement avoir une fonction dans l'univers, mais comme il ne sait pas quelle est cette fonction, il mourra sans l'avoir remplie ou tout du moins sans savoir s'il l'a ou non remplie. Il est pris dans un piège entre deux néants (la naissance et la mort) avec la peur constante de disparaître. Puisque l'existence même lui semble factice il se demande si sa propre existence n'est qu'un mirage. Encore une fois: la peur de disparaître.

Pour les autres, le désordre qui existe dans le monde, par exemple sous forme de révolutions, est un désordre de transition, parce qu'ils considèrent la chose à l'intérieur de l'existence où (Je est le premier à l'admettre) tout est compréhensible, rationnel. Vu de l'extérieur de l'existence (de l'ailleurs) il semble cependant que le désordre soit permanent et en plus de cela: insensé.

"On tue et on se tue pour se prouver que la vie existe" (p.120)

En effet, dans cette optique tout semble inversé. Les savants paraissent bâtir leur savoir sur rien:

"C'est curieux, ils croient que le monde, que l'univers, que la création, ils croient que cela est tout à fait naturel ou normal, donné. Et ce sont eux les savants et moi le cancre, l’ignorant" (p.52)

Les médecins paraissent plus malades que les malades:

"Vous ne pensez pas que les médecins sont malades? Nous savons tous qu'on n'en a que pour un bout de temps, que nous allons tous mourir et ils vous disent que vous êtes fou si vous pensez à la mort et si vous avez des angoisses. C'est eux que l'on devrait enfermer. C'est moi qui pense normalement. Ce sont eux les anormaux" (p.115).

Il faut noter que toute cette discussion est théorique et que si nous passons à la pratique, nous voyons Je refuser la chimiothérapie proposée par les médecins pour faire disparaître l'angoisse. Il dit qu'ils sont fous de lui proposer ainsi de se résigner devant ces problèmes - après quoi il va boire 5 ou 6 cognacs dans un café, sous prétexte que l'alcool lui procure une certaine quiétude, une inconscience de son obsession.

Ce manquement à son "idéal", Je l'effectue tout en ayant conscience de sa médiocrité: D'un côté il sait bien qu'il faut continuer la recherche de l'au-delà. De l'autre côté cette recherche lui est insupportable puisqu'elle est désespérée, voire absurde. Il aimerait donc redevenir inconscient, comme l'est la plus grande partie de l'humanité, et là où d'autres refusent l'absurde en niant l'au-delà, et en agissant à l'intérieur de l'univers, lui s'enivre pour oublier l'au-delà tout en restant inactif.

Connaissant le faible que Ionesco a pour "Le Poing" de Kafka, nous pouvons comparer les "inconscients" du "solitaire" aux gens qui construisent la Tour de Babel et qui, au lieu de continuer leur montée vers Dieu, se disputent sur des questions sociales si bien qu'ils en oublient leur but initial. Dans tout cela, les "cuites" de Je, correspondraient exactement, à une pause (et non à un arrêt) dans le travail, une pause nécessaire pour pouvoir continuer la tâche pénible.

 

III     l'Homme

 

Nous avons parcouru, dans le précédent chapitre, différentes étapes ou mieux: différents niveaux de relations entre l'homme et l'univers qui l'entoure et entre le "moi" et les autres hommes. Nous avons vu comment chaque homme est dans une "cage en verre" ce qui fait que toute communication "horizontale" est impossible. De même, l'humanité tout entière est dans une "cage en verre" de sorte que la communication "verticale", i.e. la compréhension de l'au-delà, est impossible.

Dans le chapitre présent nous allons voir comment sortir de l'univers - véritable travail de Sisyphe - ne prend pas son point de départ dans la société, mais dans l'individu.

 

la Solitude

Pourquoi Je est-il un solitaire?

Nous devons essayer de distinguer entre deux types de solitude: Il y a d'abord la solitude "sociale" qui implique que le sujet est sans la compagnie d'autrui. Dans cette solitude, il emporte cependant le souvenir des autres hommes. L'existence devient insupportable lorsqu'on a besoin des autres mais qu'on a peur d'eux, peur qu'ils existent eux aussi et à cause de cette peur on les fuit, jusque dans la solitude, jusque dans l'isolement. C'est donc une "petite solitude" où l'on n'est pas vraiment seul.

L'autre solitude est une solitude absolue. Elle n'est pas remplie d'images ou de la présence des autres, susceptibles de vous torturer. Il n'y a rien. C'est une solitude de recueillement qui est indispensable pour l'équilibre mental de chacun. C'est cette deuxième solitude que Je recherche quand il essaye d'aller dans l'ailleurs qui est, comme nous l'avons vu, un état d'esprit plutôt qu'un isolement physique.

"C’est quand je me sens seul, cosmiquement seul, comme si j'étais mon propre créateur, mon propre dieu, le maître des apparitions, c'est à ce moment que je me sens hors de danger" (p.61)

Une première raison de la solitude sociale de Je est, évidemment, son extrême inactivité qui, à la longue, devient insupportable pour son entourage:

"Une angoisse m'empoignait: combien de temps allait-elle résister à cette vie, me demandais-je souvent, combien de temps? C'était une femme saine, elle ne pouvait résister longtemps à ce que les médecins auraient appelé ma neurasthénie" (p.126)

Pour vivre avec lui, une fille doit avoir un instinct maternel hypertrophié, ou bien elle doit considérer le concubinage comme un acte de charité. Non seulement Je ne parle que rarement mais quand enfin il dit quelque chose c'est incompréhensible ou contraire à la raison (absurde). Yvonne lui dit:

"Tu ne parlais pas. Tu étais enfoncé dans tes pensées. Je ne sais même pas si c'étaient des pensées, je veux dire des pensées comme les nôtres. Tu n'es pas fou et pourtant tu fais l'effet d'un fou" (p.129).

Je reste le grand incompris. Bien sûr, Yvonne comprend qu'il est différent sans être vraiment fou, mais elle l'estime quand même malade d'esprit - et en tout cas il n’y a pas de doute que Je est a-normal. Pourquoi donne-t-il l'impression d'être un malade plutôt qu'un penseur ou un philosophe? Ecoutons l'avis du philosophe, psychologue, psychanalyste:

"J'étais un névrosé obsessionnel, cela n'était pas normal de rabâcher tout le temps les mêmes choses. Il connaissait quelqu'un qui pouvait me soigner. L'angoisse métaphysique, quand elle va aussi loin que la mienne, doit être traitée (…) L'angoisse ne résiste plus, maintenant, à la chimiothérapie" (p.104)

Probablement aussi parce que les idées qu'il évoque, transcendent notre entendement. Notre base intellectuelle habituelle ne suffit pas à Je puisqu'elle ne lui permet pas d'accéder à une compréhension de la condition humaine. Quand il parle de ces choses-là, il dit obligatoirement des ab-surdités. Autrement dit: Pour concevoir l'inconcevable il faut penser d'une façon supra-rationnelle ou métaphysique.

C'est justement là que se pose le problème de la solitude absolue. Le travail auquel Je voue tous ses efforts est un travail qui ne serait pas du tout facilité par une plus grande participation. Comme c'est une question inabordable par la raison, on ne peut pas communiquer aux autres d'un groupe éventuel des résultats dont ils pourraient bénéficier. Tout ce qu'on peut faire est de décrire les étapes d'une évolution, que chacun des autres peut (ou ne peut pas!) refaire d'après le "modèle" proposé et qui consiste à poser des questions pertinentes.

Nous voyons d'ailleurs qu'une grande partie de la production littéraire de Ionesco révèle que la recherche du bonheur, de l'authenticité et de la sincérité doit être faite individuellement. Ainsi Amédée dans "Comment s'en débarrasser', Jean dans "Rhinocéros", Bérenger dans "Tueur sans gages", tout le monde dans "Le piéton de l'air", Jean dans "La soif et la faim", le 1er homme dans "l'Homme aux valises", etc. Même s'il y a un ou plusieurs guides comme dans "Victimes du devoir" et dans "le Roi se meurt" cela n'empêche ni la recherche du bonheur (ou du paradis, si on veut) d'être, fondamentalement, un travail de solitaire, ni le chemin pour y aller (le purgatoire) d'être une longue errance (voir "Tueur sans gages", "Victimes du devoir", "La Vase", "la Soif et la Faim", etc.) - un voyage où l'on a pour seul guide une certaine lumière qu'on ne voit même pas toujours, et un voyage dont on ne connaît pas exactement le but.

"c'est dans notre solitude fondamentale que nous nous retrouvons et plus je suis seul, plus je suis en communion avec les autres, alors que dans l'organisation sociale, qui est organisation des fonctions, l'homme ne se réduit qu'à sa fonction aliénante" (Notes et Contre-Notes, p.124)

les Barricades

Pendant la révolution qui se déroule sous ses fenêtres, Je reste sans rien comprendre aux combats même s'il se dit que tout cela doit avoir une raison quelconque. Voyant que cela risque de durer des années, il décide alors de se "barricader contre tout le monde", ce qui rend sa solitude encore plus complète qu'avant. Il ne lui reste maintenant que des rapports indirects avec le "monde de poudre et de feu" par l'intermédiaire de la concierge qui vient de temps en temps compléter ses provisions et reprendre les boites de conserves vides.

Un jour, un obus arrive par la fenêtre et éclate sur le canapé où Je était assis un instant auparavant. Il décide alors de s'installer dans la chambre donnant sur la cour intérieure et en plus il met des matelas aux fenêtres donnant sur la rue pour que cela ne se reproduise pas. La chambre devient alors pour lui un lieu sûr:

"C'était une oasis, une petite Suisse (…) Que c'était beau de m'apercevoir qu'il n'y avait personne derrière les fenêtres muettes. Je savais que je m'y sentirais bien et que j'aurais le temps de rêver là-dedans et de boire tout l'alcool que je voudrais" (p.170)

Il y a donc une évolution. Je n'est pas encore heureux, mais il n'est plus malheureux comme avant. Comparons avec son état d'esprit au début de la révolution:

"Tout mon passé se déroulait, devant mes yeux, un paysage de désolation, un désert, sans oasis" (p.145)

Il explique lui-même ce changement, sans pourtant s'avouer franchement que maintenant il a modifié sa recherche de l'au-delà. Sa recherche est, en fait, devenue une attente:

"A l'intérieur de la grande prison universelle, je m'étais fait une prison plus petite, sur mesure. Je m'étais fait un coin où je pouvais vivre" (p.173)

Nous sommes obligés d'admettre, malgré la remarque faite, que si sa démarche a changé, son but reste le même. Il n'a donc pas lâché, il ne s’est pas résigné - bien au contraire: Le fait de se barricader lui permet de contempler le ciel d'où il attend l'explication.

 

l'Amour

Cette explication dont nous avons si longuement parlé lui est donc indispensable. Pourtant l'amour lui semble suffisamment vrai et profond pour remplir une existence acceptable:

"Le mot amour qui m'était venu à l'esprit m'inspira soudain une nostalgie sans nom. Je compris que cela aurait pu m'aider, remplacer l'explication. Etre fou d'amour. En effet c'était tellement invraisemblable que cela pouvait paraître séduisant" (p.156)

"Nous nous traînons dans l'inexplicable. Attendre. Faire confiance. Le cœur gonflé d'amour. Ça existait des cœurs gonflés d'amour. Ça existait des cœurs" (p.157).

Depuis le début du roman, Je oppose au renoncement et à la résignation "l’explication" et le "Grand Amour" (p.13). Car c'est bien du "Grand Amour" qu'il s'agit, et ni de l'amour "par convenance", ni de l'amour physique. Le Grand Amour, l'amour fou n'est pas décrit en détail mais il est essentiellement altruiste, il "brise les entraves, rien ne lui résiste" (p.13). L'amour que Je éprouve n'est pas de cette nature-là. Il se sent capable de ne pas détester les hommes, mais il ne voit pas comment on pourrait les aimer.

"Les femmes m'avaient quitté parce que j'étais incapable d'amour. Ma dernière chance c'était Yvonne ou Marie. Mais il y avait de l'amour en moi. Dans les caves et les geôles, les oubliettes de mon âme. Bouclé. Les portes étaient fermées et je n'avais pas la clef" (p.145)

Bien sûr, Je éprouve une "joie profonde" pendant la période où Yvonne habite avec lui mais n'est-ce pas surtout parce que sa solitude est rompue temporairement? Et encore ... Cela ressemble plutôt à une solitude à deux: Ils ne se connaissent pratiquement pas. Elle le considère comme un malade, lui ne se rappelle plus son nom, l'appelle même "la serveuse", et lorsqu'elle le quitte et qu'elle monte dans le taxi, il lui demande:

"Qui va me servir au restaurant?" (p.130)

Un seul personnage de tout le roman semble aimer d'un "Grand Amour". C'est la mère de Je qui ne se plaint pas de son propre sort mais qui passe sa vie à s'occuper de celui de son fils. La réussite de son fils est pour elle une justification suffisante de son existence. On pourrait objecter qu'elle était guidée par l'instinct maternel, l'instinct de conservation etc.., mais cela ne change en rien l'authenticité de ses sentiments et de ses actes. L'instinct de conservation, Je l'a bien, lui aussi, mais seulement en ce qui concerne sa propre personne. La seule pensée de la procréation le répugne puisqu'il ne voit déjà pas de raison d'être pour ceux qui sont déjà nés. Le fait d'engendrer de nouveaux hommes destinés à souffrir et ensuite mourir lui fait voir la procréation comme un crime plutôt que comme un acte d'amour:

"Nous savons tous que rien n'est plus triste qu'un dimanche après-midi. Les jeunes couples avec la maman enceinte qui poussait la voiturette d'un bébé, tandis que le jeune papa avançait en en tenant un autre par la main, me donnaient l'envie de les tuer ou de me suicider" (p.16)

la Mort / le Néant

 Il y a tout de même peu de chances que Je en arrive à ce stade. Il tient trop à la vie en dépit de tout le mal qu'il peut en dire. En plus, il a bien trop peur de la mort pour s'y précipiter. Il ne faut pas se méprendre là-dessus, ce n'est pas de la lâcheté. En fait, ce n'est pas tellement la mort physique qu'il craint, mais plutôt l'incertitude en ce qui concerne le "temps" après la mort. Est-ce le Néant qui nous attend? Ce serait catastrophique! Avoir vécu une longue vie pénible pour retourner dans la même non-existence qu'avant la naissance. La vie serait donc vraiment ce "piège" dont parle Je ? Il n'y a pas de réponse à la question. Il faut attendre pour voir, il faut avoir confiance, - mais en quoi, en qui??

Parfois, la nuit, Je est sur le point de s'endormir dans son lit ... 

"Et puis tout d'un coup, inattendue comme chaque fois lorsqu'elle saute sur moi, tout à coup, l'idée que je vais mourir. Je ne devrais pas avoir peur de la mort puisque je ne sais pas ce que c'est" (p.71)

Nous voyons ici que l'explication pathologique de la mort ne lui suffit pas. Ce qu'il veut connaître est la justification et le but de la mort (et, par extension, celle de la vie). La peur de la mort est liée à une peur de l'obscurité, de la nuit, du Néant, et sa première réaction à la peur, lorsqu'elle survient la nuit, est d'allumer toutes les lampes de tout l'appartement. Cette peur de la nuit explique aussi sa recherche constante de la lumière. La lumière qui le fascine et qui prend une importance métaphysique à laquelle nous reviendrons ultérieurement.

Un soldat qui part en combat a peur de mourir. Une vieille dame qui traverse la Place de l'Etoile a peur de mourir (peut-être moins - même si le risque est plus grand!). Ce n'est pourtant pas la même peur que celle que la mort suscite chez Je. Bien entendu, Je aussi a peur de se faire renverser par une voiture (p.127) mais cette peur-là n'est présente que lorsqu'il envisage de traverser une rue. L'autre peur ou ''l'angoisse" devant la mort est toujours inattendue quand elle arrive. Si l'on regarde les différentes situations dans le roman où l'angoisse survient, on voit qu'il s'agit pratiquement toujours de situations où Je essaye de "ne pas penser" ou de se résigner momentanément pour obtenir un peu de repos. Libéré du poids des pensées, l'angoisse émane du fond de son âme comme si elle était toujours présente en-dessous de l'habituel et du rationnel:

"Je change de vie et c'est une vie nouvelle et je retrouve les angoisses et les peurs qui s'effaçaient dans une vie morne, habituelle" (p.71)

L'angoisse de Je ne provient pas uniquement de l'idée de la mort mais aussi du désordre de l'univers, du manque de points fixes par rapport auxquels on peut se diriger. Si rien n'est profondément stable, tout peut s'écrouler à n'importe quel moment et il nous reste le Néant: Je tombe dans la rue et on l'aide à se relever:

"- Tout est en place, dis-je, c'est étonnant, monsieur, tout est en place, merci de m'avoir aidé.

- Depuis toujours, et pour toujours. Il n'y a rien à craindre.

- Justement, c'est le rien qui est à craindre" (p.131)

L'attitude d'indifférence de Je vis-à-vis de la mort de ceux qui l'entourent peut paraître surprenant quand on sait à quel point la mort l'angoisse autrement. Ceux qui se font tuer pendant la révolution ou ceux qui meurent de vieillesse, il les énumère, il en parle d'une façon presque objective, sans commentaires et sans pitié. Opposons cela à ce que dit Je à la page 71:

"Chacun des milliards d'êtres est habité par une telle angoisse que l'on dirait que meurent, dans chaque être, lui-même et tous les milliards d'êtres".

La mort de chacun de ses concitoyens devrait donc le toucher profondément. Mais une telle attitude correspond plutôt à quelqu'un qui aime les hommes. Et Je n'aime pas les hommes. Ce qui l'intéresse, c'est son propre sort réfléchi par le sort de l'humanité tout entière. L'angoisse que chaque être éprouve est justement démesurée parce qu'elle porte sur la condition humaine plutôt que sur l'individu. Le problème n'est donc pas de mourir un peu plus tôt ou un peu plus tard, mais de savoir pourquoi il faut absolument mourir! Tout en cherchant le "pourquoi" il est pleinement conscient que tout ce qui vit mourra tôt ou tard, ou comme l'exprime quelqu'un dans la rue (quelqu’un qui ne se demande pas pourquoi!):

"C'est la vie, on meurt" (p.149).

 

A la Recherche du Paradis (perdu)

Après l'expression de cette vérité première qui nous paraît pourtant si absurde et dont tout l'exposé présent a été jusqu'ici plus ou moins directement inspiré, nous allons passer à l'étude de la recherche (ou attente) que Je a entreprise. Il s'agit d'une des questions les plus délicates soulevées par le roman puisque Je avoue qu'il ne connaît pas le but. Il ne sait pas ce qu'il y a au-delà du mur et il serait donc prétentieux de notre part d'essayer de décrire "l'au-delà tel que Je le conçoit". Nous allons par conséquent prendre deux "modèles religieux", le judaïsme/christianisme et le bouddhisme, et voir ce que nous révèle une "superposition" du texte, sans pour cela prétendre y avoir trouvé la pierre philosophale. Ne nous étonnons pas non plus si les modèles choisis ne coïncident pas avec le texte sur toute la ligne, puisque celui-ci n'est calqué sur aucun modèle déjà existant.

 

a) l'Ancien Testament

Le premier modèle sera l'Ancien Testament parce qu'il décrit la création du monde et de l'univers, parce que Dieu, même s'il est personnifié, se manifeste par des signes plutôt qu'en personne (contrairement au Nouveau Testament), et enfin parce que, Je ayant été élevé dans un pays catholique, les traditions et la façon de penser chrétiennes ont obligatoirement eu une influence sur lui.

Rappelons les toutes premières phrases de la Genèse:

"Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu dit: "Que la lumière soit" et la lumière fut" (Gn 1,1-3)

Ceci rejoint l'idée de Je que le monde est le produit d'un créateur:

"Ce on (…) j'étais bien obligé de le prendre en considération (p.61)

Notons au passage que c'est Dieu aussi qui transforme les ténèbres en lumière. Nous y reviendrons.

La suite nous montre comment "les êtres sortent du néant, à l'appel de Dieu, selon un ordre croissant de dignité, jusqu'à l'homme, image de Dieu et roi de la création" (note de la Bible). Nous suivons encore bien l'idée de Je que l'homme est piégé entre deux néants dont il est ici question du premier, le néant "pré-natal". Dieu plante ensuite, dans le désert, un jardin dans lequel il place l'homme en lui donnant toutes les libertés sauf celle de la réflexion.

Je se sent "jeté" dans ce monde à première vue si plein de libertés et, pour lui, le paradis est l'enfance. L'enfance est la période d'inconscience, d'insouciance, où le temps n'existe pas et nous ne nous rendons donc pas compte que la vie est un voyage ou une évolution. L'enfant se croit immortel. Au moment où nous découvrons le temps, c'est-à-dire le passé, le présent et le futur, nous voyons que l'enfance ne dure pas, et que chacun vieillit et meurt. Cela se traduit par la phrase (qui rappelle presque littéralement le bon Brahmin de Voltaire):

"Je philosophe trop. C'est cela mon tort. Si j'avais été moins philosophe, j'aurais vécu plus heureux" (p.34)

Dès que nous essayons de philosopher,

"comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal" (Gn 3,5)

nous sommes chassés de l'enfance (i.e. du paradis) et nous devenons mortels.

La "Chute" de Je se passe comme malgré lui. C'est comme si depuis la fin de son enfance, il s'efforce de ne pas réfléchir, de laisser les "grandes personnes" décider pour lui, de subir simplement le monde sans user de la possibilité de distinguer le bien du mal.

Cependant, il lui a été légué un héritage datant de la Chute d'Eve et d'Adam, auquel il ne peut pas échapper. C'est justement l'héritage du début du roman qui force Je à "mordre dans la pomme" à son tour. Il ne peut pas s'empêcher de penser. C'est bien cela son pêché originel. Le paradis, la faculté d'oublier le quotidien et de s'émerveiller devant la création, est donc perdu.

Quant à l'autre grande tâche d'Eve et d'Adam, - celle d'engendrer l'humanité, Je s'y montre également réticent:

"je n'étais pas sûr que nous fussions, elle et moi, une nouvelle Eve, un nouvel Adam. Et quelle tâche! (...) l'idée d'engendrer Caïn me donnait la panique. Quelle idée sotte, me disais-je de vouloir tout recommencer juste au moment où nous sommes vers la fin et où il est si facile de finir" (p.126)

Nous ne pouvons nous empêcher de reproduire, ici, un fragment de dialogue entre Bérenger et Daisy dans "Rhinocéros" qui montre que c'est là une problématique qui intéresse Ionesco, même si, dans la vie privée il est père de famille:

" -B: Ecoute, Daisy, nous pouvons faire quelque chose. Nous aurons des enfants, nos enfants en auront d'autres, cela mettra du temps, mais à nous deux nous pouvons régénérer l'humanité.

-D: Régénérer l'humanité?

-B: Nous serons Adam et Eve.

-D: Dans le temps Adam et Eve ... Ils avaient beaucoup de courage. (...)

-B: Fais ça pour moi Daisy. Sauvons le monde.

-D: Pourquoi le sauver? " (NRF III, 112)

Après Adam et Eve, la Bible parle de Noé qui, lui, se "barricade" pendant le déluge tout comme Je le fait pendant la révolution, ayant pris soin tous les deux d'avoir des provisions suffisantes pour survivre. Pendant le déluge, la terre est dévastée mais Noé et Cie. restent bien tranquilles au chaud dans l'arche. Pendant la révolution, les révolutionnaires s’entre-tuent et les maisons du quartier sont démolies tandis que Je reste bien tranquille au chaud dans son appartement. Il ne reste plus qu'un petit îlot de deux ou trois maisons, dont celle de Je.

Pour Je, cependant, cette petite prison qu’il s'est faite "sur mesure" ne lui est pas dictée. C'est bien lui-même qui prend la décision de se protéger contre le monde, de ne pas participer aux querelles et de devenir le "neutraliste dangereux" qu'il est dans sa "petite Suisse".

Comment s'est-il alors construit cette petite "oasis dans le désert"? (p.170). (Nous venons de voir que le paradis de la Bible n’était autre qu’une oasis plantée dans le désert). Elle n'y était pas depuis toujours, puisque:

"Tout mon passé se déroulait, devant mes yeux, un paysage de désolation, un désert, sans oasis" (p.145)

Il s'agit tout simplement de partir, de se lancer à la quête de quelque chose de valable. Il est, bien entendu, subjectif de dire que quelque chose est valable mais cela est sans importance parce qu'on ne trouve jamais perdu le temps passé à chercher ce qu'on estime important à trouver. Et nous voyons que, de ce point de vue-là, Je sent que sa vie est gâchée et qu'il aimerait tout recommencer:

"J'étais mal parti. Je n'étais pas parti du tout" (p.145)

Depuis longtemps déjà il se disait:

"Partir, me libérer (...) Si nous ne pouvions comprendre l'univers, ni définir ses grandes lois, on pouvait quand même manœuvrer dans un univers petit à l'intérieur du grand infini ou ni-fini ni-infini" (p.24)

Mais c'est maintenant seulement qu'il se décide à partir, inspiré par quelqu'un qui entre dans le petit restaurant et commence à décrire la beauté du monde en dehors de cette zone de révolution. Il parle du calme, des fleurs, des gens souriants, des gardiens débonnaires sans matraques, bref, un véritable paradis terrestre.

Je, séduit par cette description, "pris la décision de tout tenter pour y aller" (p.162) mais pour ce faire, il fallait traverser toute la zone en révolution et à la première barricade, le mouchoir blanc qu'il agita fut troué par une balle, et il dut donc renoncer à son entreprise. C'était donc impossible d'arriver au paradis à pied, à cheval et en voiture et

"Je décidai de m'arranger pour me barricader contre tout le monde" (p.167).

De même qu'il renonce à trouver le paradis terrestre et qu'il s'enferme dans une petite Suisse, une sorte "d'ailleurs matérialisé", sa recherche de la lumière n'inclut pas la lumière de ce monde:

"J'en avais assez de ces horizons sanglants" (p.166)

"Les flammes des incendies et la lourde fumée m'empêchaient de voir le ciel étoilé de la prison cosmique. Quelle légende orientale, arabe, je pense, nous dit que derrière, au-dessus du toit céleste, au-delà de cette couverture, il y a une lumière resplendissante que l'on aperçoit par les trous que sont les étoiles?" (p.167).

C'est exactement cette lumière céleste que Je cherche. Les gens "normaux" vaquent entre la lumière et les ténèbres, entre "un lac pur" et "la boue".

"C'est cela l'humain"

mais

"Moi je ne peux vivre qu'en état de grâce. Qui vit en état de grâce? Ne pas vivre en état de grâce pourtant est inadmissible. Pour moi il n'y a pas de milieu entre la grâce et la merde" (p.101)

c'est-à-dire entre Eros et Thanatos.

A en croire Saint Jean, ce serait donc Jésus que Je cherche: Jésus dit:

"Je suis la lumière de ce monde; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie" (1'Evangile selon Saint Jean, 8,12)

Mais pour Je, cela est beaucoup trop précis. Il ne cherche pas ce symbole de la lumière qu'est Jésus, mais plutôt la lumière elle-même parce que la lumière égale la vie:

"Chaque aube est un recommencement. C'est une résurrection. La mort s'éloigne, elle va se cacher hors du jour. Que le matin soit une renaissance n'est pas seulement un symbole. On le ressent, psychologiquement et physiquement. Cela se voit, et cela s'entend" (p.72).

En vérité, Je est beaucoup plus proche des idées platoniciennes que chrétiennes.

Il devient de plus en plus clair que le paradis n'est pas de ce monde et que, même s'il est comparable à un jardin, ce qui le caractérise, c'est la lumière spéciale qu'il renferme. Ainsi, Je ne s'approcherait-il pas du paradis en s'installant à la campagne au milieu des fleurs et des arbres. Le paradis est un état d'âme et non un lieu géographique! La recherche du paradis perdu n'est donc pas celle d'un pays imaginaire, mais d'un certain sentiment devant le monde.

Vu les idées de Je sur l'étonnement et sur l'ailleurs, on est tenté de concevoir le paradis comme une création mythique du premier homme qui, à cause de son étonnement devant l'existence, a vu le monde dans une lumière transfigurée. Lors de la Chute cet homme (et chaque homme depuis!) a pris conscience et il en a perdu l'étonnement. C'est en cela qu'il a été banni du paradis et qu'il a été puni par l’emprisonnement qu'est l'étroitesse de l'esprit. Retrouver l'étonnement originel serait donc synonyme d'obtenir la grâce.

Revenons à nos lumières, ou plutôt: rappelons les visions de Je à travers le récit:

Il faut remonter à l'adolescence de Je pour trouver ses premières expériences lumineuses (p.63) car autrement sa vie avait été plutôt grise.

"Ce n'est pas vrai, tout n'avait pas été gris. Cependant les souvenirs lumineux étaient bien rares ... (p.185)

Une vision nocturne qui lui donne un pressentiment de la mort lui revient plusieurs fois:

"des cortèges funéraires, fabuleusement funéraires (…) passaient et repassaient devant mes fenêtres" (p.124)

et bien entendu Yvonne ne voyait rien dans la rue et Je pouvait donc se demander s'il ne rêvait pas tout éveillé.

A la fin du roman, depuis son oasis, il ne voit plus de cortèges funéraires mais bien au contraire des "lueurs rouges" (p.143). Encore une fois est-il seul à avoir cette vision, soit disant parce que la concierge habite au rez-de-chaussée (= terre à terre!) tandis que Je habite au troisième, et surtout parce que lui regarde le ciel et que les autres n'en ont pas le temps à cause de leur travail. Ces "lueurs sanglantes" (p.145) deviennent de plus en plus distinctes, de plus en plus évidentes, mais pourquoi Je s'en désintéresse-t-il alors?? Parce qu'il se rend compte que ce sont des lueurs d’origine terrestre (p.166-7) qu'il avait pris un moment pour de la luminosité céleste.

C'est alors qu'il se met en dehors du monde:

"J'étais en attente. Une attente de je ne sais quoi. Mais une attente vivante et vibrante. Quand de légers nuages passaient, mêlés au ciel bleu, j'essayais d'interpréter quelque chose, j'essayais de lire dans le ciel. Je n'étais plus malheureux comme avant" (p.172-3)

et puis:

"Un matin je vis apparaître une fente, une légère fissure qui s’étendit silencieusement d'un bout à l'autre de la voûte azurée. La fente était lumineuse (…) J'espérai quelque chose (…) La rayure refit son apparition dans la nuit étoilée, plus large que dans la journée (…) De nouveau, la joie me remplit. Je pris cela pour une promesse et non pas pour une menace" (p.174-5)

(la concierge n'avait toujours rien vu)

"Un jour, je fus réveillé par le gazouillis des oiseaux. Tout fleuri, tout blanc, un arbre s'élevait jusqu'à ma fenêtre que j'ouvris (…) Je détachai trois fleurs immaculées de la branche qui était à portée de ma main" (p.188)

Cet arbre, poussant (sur un tas d'ordures!) dans l'ailleurs ou, qui sait, peut-être dans l'au-delà, disparaît aussi vite que les autres visions, seulement cette fois, il reste une preuve matérielle de la "réalité" de la vision:

"Les trois fleurs en témoignaient. Je les touchai, sentis leur parfum. La concierge aussi les avait vues. J'étais étonné mais aussi rassuré" (p.189).

La vision qui suit immédiatement cet épisode ressemble beaucoup à ses visions dans le petit restaurant où il se sent transporté dans l'ailleurs. Toutefois, celle-ci est pénétrée d'une luminosité beaucoup plus intense, les maisons perdent leurs contours, l'épaisseur devient ombre.

"il n’y avait plus que du sable scintillant dans la lumière. Ma chambre semblait être suspendue, silencieuse, un point dans l'immensité" (p.189-90)

La dernière vision, sur laquelle se termine le roman, est plus énigmatique que les autres, ce qui ne peut étonner qui connaît Ionesco. Il part du principe que

"il n’y a pas de réponse à donner. En tout cas il n'y a pas de réponse définitive. Ainsi, ce n'est pas la réponse qui éclaire, c'est la question" (Découvertes)

Comment, devant une vision comme celle de Je, ne pas penser tout d'abord au rêve de Jacob dans lequel il voyait, lui aussi, une échelle qui monte au ciel (et qui en descend!). Dieu se montre aux yeux de Jacob, et après son réveil Jacob s’exclame:

"Que ce lieu est redoutable! Ce n'est rien de moins qu'une maison de Dieu et la porte du ciel!" (Gn 28,17)

Dans de nombreuses autres religions, en Asie, en Afrique, en Océanie et en Amérique du Nord, l'échelle sert d'instrument de transcendance et on la retrouve dans la plupart des cas installée dans le centre du monde comme c’était le cas pour Jacob et aussi pour Mahomet à Jérusalem (qui fut un "centre du monde juif" plus récent). Pour plus de détails nous renvoyons à l'ouvrage passionnant de Mircea Eliade intitulé "le Chamanisme".

Pour revenir à Ionesco sans quitter l'idée de la transcendance symbolisée par l'échelle, nous allons voir deux propositions différentes qui nous montrent toutes les deux qu'une fois l'évolution de l'esprit terminée on arrive au paradis et il ne reste plus qu'à y entrer. Autrement dit, ce sont ces 9 ou 7 étapes qui constituent en fait les "marches" de l'échelle (Inutile d'insister sur l'aspect sacré des chiffres 7 et 9):

La première proposition est faite par le roumain Saint Tobi dans une étude qu'il consacre exclusivement à l'œuvre de Ionesco: "A la recherche du paradis perdu" et qui a donné nom au présent chapitre de notre étude. Saint Tobi extrait de l'œuvre complète de Ionesco (jusqu'en 1970) les neuf cercles de l'enfer et puis les neuf cercles du paradis:

 

l'Enfer

le Paradis
1) l'accoutumance 1) l'étonnement
2) la métamorphose 2) l'émerveillement
3) la pesanteur 3) l'euphorie, la légèreté
4) la vieillesse ou l'enlisement 4) la joie
5) la prolifération 5) la certitude
6) la vitesse, l'accélération 6) l'équilibre, l'harmonie
7) le feu 7) le bonheur, l'amour
8) la nuit, les ténèbres 8) l'illumination
9) la mort, le néant 9) l'extase visionnaire

 

Il est évident que cela s'applique merveilleusement bien à l'œuvre complète de Ionesco, mais il ne faut pas s'attendre à pouvoir appliquer tous les 18 cercles à chaque œuvre. Dans "la Soif et la Faim" nous commençons par 1 ou 2 cercles de l'enfer, et ensuite, nous parcourons les 8 premiers cercles du paradis. En se basant sur ce système de cercles, "le Solitaire" semble être l'œuvre la plus complexe que Ionesco ait écrite: Après les 6 premiers cercles de l'enfer, nous avons droit au 9 cercles du paradis. On pourrait objecter à une telle systématisation que dans certaines pièces les cercles n'apparaissent pas dans le même ordre, ou bien il manque des "marches" à l'échelle, mais en gros, cela peut aider à comprendre l'univers ionescien d'une autre façon.

Van der Leeuw, qui en 1948 fit un livre sur "La Religion dans son Essence et ses Manifestations", nous confronte avec un symbolisme remarquablement analogue à celui de l'échelle appliquée au "Solitaire": Dans la mystique islamique, l'ascension vers Dieu comporte l'escalade obligatoire de sept degrés:

 

La difficulté à appliquer ces degrés à l'œuvre de Ionesco consiste évidemment en le fait qu'il ne s'agit pas ici (contrairement aux cercles de Saint Tobi) de la terminologie ionescienne.

La satisfaction, Je y arrive-t-il à la fin du roman?

Nous n'y répondrons pas brièvement, mais par une suite de suggestions d'interprétation parfois incompatibles, parfois même contradictoires.

L'image de l'échelle dans un jardin magnifique et lumineux prend une importance d'autant plus grande que c'est la quatrième fois que Ionesco s'en sert, les trois autres étant à la fin de "Apprendre à marcher" où le jeune homme monte par un escalier et disparaît, à la fin du premier acte de "la Soif et la Faim", et puis dans "Ce formidable Bordel" où c'est Agnès qui dans une vision voit une sorte de paradis avec des échelles d'argent qu'on peut gravir.

"On ne les utilise pas parce que les gens se sentent bien dans ces pays, sur la terre" mais "ce n'est pas la même terre que chez nous" (Ce formidable bordel, p.179)

Pourquoi Je ne touche-t-il pas le buisson? Pourquoi n'emprunte-t-il pas l'échelle pour monter dans le ciel?

Peut-être est-ce encore un effet de son asthénie. C'est-à-dire qu'il ne saisit pas l'occasion que la Providence lui envoie. Cela serait un manque d'énergie, un manque d'amour qui l'empêche de devenir heureux. Son amour, qui existe pourtant au fond de son être, est enfermé, emprisonné et il ne trouve pas la clé pour l’en faire sortir. La vision finale serait alors un "signe" que même dans une telle situation extrême il ne trouve pas cette clé, et qu'il est condamné à l'exil du monde métaphysique aussi bien qu'à l'exil du monde physique. Lorsque Je dit:

"Je pris cela pour un signe" (p.190)

cela n'est pas la vision, mais plutôt la disparition de la vision qui ne lui laisse qu'un petit peu de cette lumière (tout comme il ne garde qu'un vague souvenir de sa vie sociale).

Peut-être la dernière vision est-elle une prévision de sa mort prochaine. La vision de l'arbre fut précédée par une récapitulation par Je de toute sa vie, des personnes qu'il avait connues (p.182-7) - une récapitulation qui rappelle celle de la page 33 où il est sur le point de se retirer de la vie active. Il se retire donc d'abord de la vie active et, par homologie, il se retire, à la fin du roman, de la vie passive pour aller... à la mort?? Plusieurs passages soutiennent cette thèse et tout d'abord le vieillissement que Je a subi au cours de son "exil" dans l'appartement. Ce vieillissement surprend par la rapidité avec laquelle elle se manifeste, ce qui nous renvoie à une anecdote orientale que nous relaterons un peu plus loin. Peut-être ne souhaite-t-il vraiment pas emprunter l'échelle? Prenons la citation suivante tout en gardant en vue l’extrait de "Ce formidable bordel" cité plus haut:

"A proprement parler, je suis heureux, parce que je suis sûr que je vais l'être dans un instant, tout de suite (...) L'espoir, l'attente dans la certitude, c'est cela mon bonheur" (NRF IV,107)

Nous avons vu que Je a obtenu la certitude et donc le bonheur par l'expérience avec les fleurs de l'arbre (p.189). Aussi l'armoire de la chambre de Je s'ouvre-t-elle et le mur disparaît!

Son entreprise au départ n'était-ce pas de vouloir voir à travers les murs dans l'au-delà? Il n'a pas exprimé l'ambition de quitter "la terre" pour y entrer physiquement. Mentalement il y est entré puisque l'espace n'existe plus:

"Comment cela pouvait-il tenir dans ma chambre? C'était beaucoup plus grand que ma chambre" (p.190)

Le temps n'existe plus:

"Des années passèrent ou des secondes" (p.191)

et tout n'est qu'étonnement et une joie profonde, vibrante. Il a atteint le Principe suprême de la vie.

 

b) le Bouddhisme

Mais qu'est-ce que c'est que ce Principe suprême de la vie? Cela ressemble bien plus à un terme employé par le bouddhisme que par la religion juive/chrétienne. En effet, Je a emprunté une grande partie de sa vision du monde au bouddhisme. Prenons le simple fait que la divinité n'est pas personnalisée et que "l’acte religieux" n'est pas prière, mais contemplation, concentration, méditation. Un essai d'abstraire l'esprit des choses concrètes de ce monde matériel,

"For, according to the teachings of Zen, all that has a finite and positive existence is the obstacle which prevents man's reunion with the timeless, dimensionless Not-Being of God (...) And so the absurdity and insignificance of all existing phenomena now offer the mystic’s surest path to the haven of Nirvana" (Coe: "E.Ionesco", p.104)

"Furthermore, Zen is above all concerned to liberate the individual from his fears, his hatreds, his loves, his passions and his desires - including that "thirst for the Absolute" which forms the principal subject of "la Soif et la Faim" (Coe, p.105)

Nous voyons clairement, que Je entre très bien dans cette description de l'idéal bouddhiste: il s'est retiré de la vie active, il n'a plus de désirs, ni d'amours (ou s'il en a, ceux-ci sont cachés au fond de son être, incapables de le secouer). A la fin, il s'enferme pour méditer, pour se transporter dans l'ailleurs, pour essayer de voir au travers du mur invisible dans l'au-delà. Mais c'est un mysticisme bien à lui qu'il exerce. Coe fait remarquer que là s'arrête l'attirance de la philosophie bouddhiste pour Ionesco qui est beaucoup trop individualiste pour accepter une assimilation de son être dans la non-existence qu'est la Nirvana. Même si Je ne s'exprime pas sur ce point précis, il n'est certainement pas trop hasardé de dire que lui aussi refuserait d'abandonner son individualité, d’où son attirance de la philosophie juive chrétienne qui met l'individu au premier rang.

Peut-être est-ce même dans cet égocentrisme qu'il faut chercher la vraie signification de la vision finale. Rappelons la diminution d'allure du temps vécu, que nous avons constaté dans le chapitre consacré au temps. Nous pouvons en conclure que Je retourne dans l'enfance ou plus exactement il rejoint la façon de penser de l'enfant. Nous voyons, d'ailleurs, que sa Vue n'a pas souffert de son vieillissement et de l'affaiblissement de ses sens (l’ouïe, l'odorat etc.). Le fait qu'il conserve la vue est d'une extrême importance:

"Quand j'écoute, je ne vois pas. Je suis malheureux (...) Regarder, c'est comprendre d'une autre façon, écouter, c'est entrer dans le jeu des autres, se laisser prendre, s'éloigner du début, s'égarer" (Découvertes, p.73)

Si nous brassons un peu les images bibliques, nous le voyons arriver à ce jardin lumineux après avoir traversé le désert et après avoir cueilli les fleurs de l'arbre de la vie ... N'est-ce pas l'expulsion du paradis en sens inverse: la réadmission? Le retour au paradis avec tout ce qui s'ensuit: immortalité, confiance, bonheur?

Ou est-ce plutôt l'Exode (une autre traversée du désert) avec, à la fin, l'arrivée dans le pays de Chanaan, la terre promise, que Je (comme Moïse) peut voir sans pouvoir y entrer?

Cette hypothèse devient d'autant plus plausible que les premiers hommes atteignirent tous des âges considérables d'après la Bible (7-900 ans) ce qui correspondrait à un temps vécu plus "lent" que de nos jours et qu'ainsi plus on s'éloigne du paradis plus il y a accélération (le sixième cercle de l'enfer), moins les gens vivent longtemps jusqu'à une certaine limite que Dieu a fixé à 120 ans (voir Gn 6,3).

Si nous nous éloignons un peu du texte de la Bible pour entrer dans la mythologie ionescienne, nous trouvons cette même image de l'accélération qui est du domaine du mal puisqu'il est au service de la trinité "passé-présent-futur" et la décélération qui n'est pas souvent mentionnée, mais qui, par homologie, doit être du domaine du bien.

Dans l'enfance, c'est-à-dire au paradis ou dans le hors-du-temps, tout est du domaine du présent. Le "futur" ou le "passé" qui existent appartiennent à un temps ponctuel ou circulaire parce qu'ils sont du domaine de l'habituel et du prévisible (le changement des saisons, la foire annuelle, etc.). L'enfant est au centre du monde:

"Le soleil, les étoiles tournaient autour de moi, qui demeurais immobile au centre de tout (…) Je ne sais plus à partir de quel instant, j'ai dû faire quelque chose comme un pas. Comment cela s'est-il passé? A partir de cet instant, un passé s'est installé. Je n'aurais pas dû bouger, j'ai été entraîné dans la ronde, pris dans le mouvement, dans le tourbillon" (Journal en Miettes p.34)

Il faut dire que c'est un tourbillon qui (contrairement au maelström) éloigne un objet quelconque de son centre par la force centrifuge, d'où l'accélération. Pour retourner dans le présent (au centre du tourbillon), il faut déployer un effort considérable afin de faire contrepoids à la force centrifuge.

Il faut croire que Je y est arrivé vers la fin du roman. Premièrement, il semble avoir perdu le sens du temps et deuxièmement, il se trouve au centre du monde et à la porte du ciel puisqu'il a la vision de l’échelle de Jacob.

Après ces différentes propositions, nous ne sommes toujours pas arrivés à une conclusion finale, nous n'avons même pas déterminé si l'état de grâce peut être obtenu de façon permanente ou seulement comme de brèves extases plus rêvées que vécues. Nous n'avons pas non plus établi clairement si la vision finale de Je constitue une solution ou s'il s'agit simplement d'une nouvelle tromperie, mieux déguisée cette fois-ci, puisque le résultat immédiat est que Je oublie qu'il est emprisonné. Il est plus plausible de croire à une libération authentique de la prison surtout à cause de la preuve irréfutable que constituent les fleurs de l'arbre.

Ce qui est mis en évidence, cependant, est la nécessité d'instaurer un certain équilibre entre le monde et le ciel, entre le social et l'extra-social. Cette balance n'est pas, à notre avis, celle du hassidisme (comme Coe le suggère) mais ressemble davantage à des correspondances baudelairiennes ou à la relation phénomène-idée de Platon, parce que ces derniers mettent un accent très net sur la prédominance de l'au-delà. L'esthétique étant soumise à des postulats métaphysiques l’art devient un lien permettant de transmettre les "correspondances" ce qui expliquerait la très inattendue activité de Je écrivain. En fait, ce n'est pas lui, l'auteur. Il n'est que le médium à travers lequel l'éternel ou l'intemporel se fait connaître par les rêves et par les visions du médium, et celui-ci n'a plus qu'à écrire dans des œuvres d'art ce qu'il a rêvé ou vu - tout comme la pythie à Delphes ne faisait qu'interpréter les réponses du dieu.

Pour finir cette première partie de l'étude du Solitaire par une anecdote, retournons à la question du temps ayant une existence de nature différente dans l'ailleurs et dans la vie matérielle. Elle se rapporte à la phrase citée plus haut:

"le jardin s'approchait de moi, m'entourait, j'en faisais partie, j'étais au milieu. Des années passèrent ou des secondes ..." (p.191)

Dans une très belle nouvelle d'inspiration bouddhiste, l'écrivain et le spécialiste de mythologie indienne, Mircea Eliade, à qui nous avons déjà fait appel plus haut, raconte l'histoire bizarre d'un savant appelé par la famille d'un de ses amis, pour éclaircir le mystère de la disparition de cet ami. Dans ce but, notre savant se met à lire un journal en sanscrit, journal tenu par la personne disparue qui, suivant les prescriptions du yoga, essayait de parvenir au Nirvana. A la fin de sa lecture, notre savant n'est plus reconnu par la maîtresse de maison qui, finalement, se révèle être une descendante éloignée de celle qui l'a reçu il y a deux heures et qui est morte il y a cinquante ans.

 

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Intermède

 

Pl: Nous voilà bien renseignés!

M: C'est une façon de parler. En réalité nous n'avons vu qu'une foule de questions et je ne sais combien de réponses qui en fait n'en sont pas puisqu'elles ne nous donnent pas d'affirmation de quoi que ce soit. Nous sommes peut-être même plus perdus qu'avant notre petit parcours du roman.

Pl: N'est-ce pas ainsi que Ionesco nous dit qu'on est le mieux éclairé?

M: ???

Pl: Tu sais bien que Ionesco s'oppose à une critique qui prend comme base d'autres critères que ceux de l'œuvre elle-même. Elle ne doit pas juger. Du moment où l'on admet plusieurs lectures possibles d'un texte, pourquoi insisterait-on sur une seule comme étant la meilleure?

M: D'accord. Aussi n'avons nous fait jusqu'ici que clarifier, débrouiller, éclaircir, expliquer et élucider. Il nous est tout de même permis, sans pour cela louer ou condamner son point de vue, de le mettre en relief pour montrer qu'il ne représente qu'un seul des points de vue possibles.

Pl: Comment veux-tu mettre en relief un roman qui se veut métaphysique et qui ne parle que de l'aspiration "verticale"?

M: C'est très simple: en le comparant avec un roman d'un auteur qui nie la métaphysique et qui a une "aspiration horizontale".

Pl: Tu ne penses tout de même pas à Jean-Paul Sartre?

M: Pourquoi pas?

Pl: Mais quel Sartre? Il semble changer d'optique sans arrêt.

M: Voilà déjà le premier point de comparaison: il (se) change, tandis que Ionesco prétend n'avoir pas changé depuis qu'il est conscient, c'est-à-dire depuis son adolescence.

Pl: J'avoue qu'il y a moyen de les opposer, et sur d'autres points encore, mais il y a tant d'autres hommes de théâtre et de romanciers à qui on pourrait comparer l'auteur du "Solitaire".

M: D'abord ce n'est pas principalement une comparaison de deux auteurs que nous voulons faire mais de deux romans. Le "Solitaire" traite une problématique essentiellement existentielle et comme chacun sait, Sartre est un des principaux représentants de l'existentialisme. Il s'agit donc de trouver un Sartre quelconque qui, dans un roman, décrit un éveil existen...

Pl: Ah, je vois que tu penses à "La Nausée".

M: Exactement. Seulement, il y a 35 ans d'écart entre les deux.

Pl: Oui, mais comme nous avons pu constater, cette prise de conscience, cet éveil est à refaire par chaque individu jusqu'à la fin des temps. Ce n'est donc pas une problématique qui est périmée à cause d'un tel espace de temps.

M: Bon, allons-y!

IV      Le Solitaire de "la Nausée'' - La Nausée du "Solitaire"

 

N'est-ce pas là une admirable critique du roman de Ionesco (si notamment on accepte une critique prenant son point de départ dans une autre subjectivité ou "objectivité positiviste" que celle de l'auteur (voir Notes et Contre-Notes p.28) )? Elle a pourtant été tirée de l'écrit apologétique de J.-P. Sartre: "l'Existentialisme est un Humanisme", et le reproche était adressé à Sartre.

Quand on connaît Ionesco et Sartre et le peu de courtoisie avec laquelle ils s'entre-déchirent on peut s'étonner de cette commune "mise en boîte" par les communistes. Pour envoyer quelques rais de lumière dans cette boîte noire nous allons comparer quelques traits du "Solitaire" et de "la Nausée"

 

le Non-Humanisme

Nous avons devant nous deux personnages (Je et Roquentin) qui semblent au premier abord très proches mais qui, à partir d'expériences analogues, tirent des conclusions diamétralement opposées. Regardons d'abord en quoi ils se ressemblent:

Il s'agit vraisemblablement de deux non-humanistes. S'ils ne se disent pas anti-humanistes c'est simplement parce qu'ils ne sont pas militants. Ils n'ont pas une "cause" pour laquelle ils luttent et qui les oblige à s'opposer aux autres "causes". Ce non-humanisme se manifeste par un refus de prendre pour fin la personne humaine et son épanouissement. Ils trouvent idiot de faire des enfants parce que cela serait contribuer à la prolongation jusqu'à l'infini de l'aliénation et de l’emprisonnement de l'homme dans l'univers. De même, se méfient-ils de la pierre angulaire de l'humanisme institutionnalisé qu'est la formation de l'esprit humain par la culture littéraire et scientifique. La littérature prend les expériences et les met dans un moule pour les sortir dans des phrases toutes faites. Elle transforme et vulgarise au lieu de sublimer. L'homme devient esclave des mots (comme Sartre l'a décrit ailleurs) et les mots s'interposent entre l'homme et le monde et l'empêchent de le voir tel qu'il est. Cela vaut en particulier pour les souvenirs:

"Pour cent histoires mortes, il demeure tout de même une ou deux histoires vivantes (...) J'en pêche une, je revois le décor, les personnages, les attitudes. Tout à coup, je m'arrête: j'ai senti une usure, j'ai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce mot-là, je devine qu'il va bientôt prendre la place de plusieurs images que j'aime" (N. 54)

Il semble évident, désormais, que Roquentin et Je estiment que les sentiments existent indépendamment du langage - position presque hérétique dans la France de notre époque - et que le langage tue les sentiments. Il semble donc qu'ils distinguent entre "sentiment", qui est intuitif, non-structuré, et "pensée" qui est structurée puisqu'elle dépend du langage (une cohérence rationnellement structurée de mots - eux-mêmes des généralisations issus d'un effort collectif de structuration).

Ionesco écrit ainsi:

"C'est comme si en faisant de la littérature j'avais usé tous les symboles sans les pénétrer" (Journal en Miettes p.101)

Je et Roquentin se plaignent d'être les victimes de l’aliénation et nous disent combien il est regrettable que tout le monde refuse de voir les choses en face. Nous voyons cependant qu'ils sont eux-mêmes sujets à cette mauvaise foi: Roquentin dit:

"La vérité, c'est que je ne peux pas lâcher ma plume: je crois que je vais avoir la Nausée et j'ai l'impression de la retarder en écrivant" (N. 241).

Je dit, après avoir bu 8 verres de cognac:

"je me sentis chaud, heureux, ou plutôt, non pas heureux, libéré de toutes ces questions. Je n'étais plus prisonnier du globe seulement, mais de cette couverture chaude de l'alcool qui vous enveloppe. Mais la nausée avait disparu. Je ne pense plus à l'impensable (...) Comme je voudrais rester ainsi, être comme tous les autres!" (p.53)

Nous voyons à travers ces deux exemples comment l'aliénation crée un mur invisible entre l'homme et le monde et comment, d'ailleurs, cela peut être agréable si le monde semble hostile ou dégoûtant (ou avec l'expression de Je: "Une petite prison qui me cachait la grande prison." Une aliénation qui s'oppose plus ouvertement à l'humanisme est celle qui crée un mur entre les hommes, et que nous avons déjà mentionnée lorsque dans la première partie de l'exposé nous avons parlé de "l’ailleurs". Cela se manifeste comme

"une sorte de cloison invisible entre eux et moi " (p.66)

qui, évidemment, ne doit pas être prise au sens matériel du mot mais plutôt comme un manque de communication possible entre eux, - encore une fois à cause des mots qui ne peuvent exprimer ce que Je ressent mais aussi parce que le contenu de ce qu'il aurait à dire n'intéresse pas les autres et vice versa.

Chez Roquentin, nous trouvons exactement la même situation. Savourons ces quelques lignes qui vous donnent envie d'éclater de rire. Un humour d'autant plus fin qu'il ne ridiculise pas mais tire son effet de la simple juxtaposition de deux univers dépourvus de moyens de communication:

"Tout de même je suis inquiet: voilà une demi-heure que j'évite de regarder ce verre de bière. Je regarde au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche: mais lui, je ne peux pas le voir. Et je sais très bien que tous ces célibataires qui m'entourent ne peuvent m'être d'aucun secours: il est trop tard, je ne peux plus me réfugier parmi eux. Ils viendraient me tapoter l'épaule, ils me diraient: "Eh bien, qu'est-ce qu'il a, ce verre de bière"? " (N.21)

Ionesco, à son tour, emploie ce genre de confrontations qui font rire malgré les implications tragiques (tout comme elles le font dans ses pièces de théâtre) mais où aucune des deux parties n'y voient quoi que ce soit d'amusant. Je est assis à une fenêtre et contemple la révolution:

"Un des militants leva la tête vers moi, m'aperçut. - Viens aussi toi, qu'est-ce que tu fais là-haut? - Je vous regarde, criai-je, et je m'étonne. - Fainéant, proféra un autre à mon adresse " (p.155)

Ici, encore une fois, nous voyons que chacune des façons d'agir est très sérieuse, mais seulement dans leurs contextes respectifs. Puisque le fondement des idées diverge, les mots, qui normalement devraient servir de moyen de communication, perdent leur sens, employés en dehors de leur milieu originel.

Suite à cette incommunicabilité entre l'homme et son prochain (ce dernier, nous venons de le montrer, ne l'étant pas en fin de compte), l'homme devient un solitaire tant qu'il reste dans cet univers existentiel. Constatons, avec Roquentin, l'affinité étroite qui existe entre ces deux corrélatifs. Pour ressentir ces émotions inoffensives (l'existence des choses)

"il suffit d'être un tout petit peu seul, juste assez pour se débarrasser au bon moment de la vraisemblance. Mais je restais tout près des gens, à la surface de la solitude, bien résolu, en cas d'alerte, à me réfugier au milieu d’eux: au fond j'étais jusqu'ici un amateur" (N.21)

En ce qui concerne Je, nous renvoyons à la première partie en constatant toutefois ici que sa solitude correspond très exactement à celle que nous voyons acquérir par Roquentin. Pour sortir de la solitude il leur faudrait donc renoncer à leur vision du monde nouvellement acquise. Quant à Je, il est difficile de s'imaginer comment cela pourrait se produire. Pour Roquentin qui se dit "amateur" (là où on ne pourrait qualifier Je que de "professionnel") cela semblerait plus plausible même si, peu après le passage cité plus haut, il est "happé irrévocablement" par l'existence ou par la Nausée.

Nos deux solitaires ont, dans de nombreux cas, les mêmes réactions et obsessions relativement aux hommes. Ils deviennent des voyeurs. Considérons seulement leurs visites dans les cafés: ils se mettent à une table inoccupée et ils se mettent à épier leurs voisins, à s'imaginer ce qu'ils peuvent bien penser et à les juger d'après ces conclusions. Plus particulièrement, on pourrait faire des livres entiers sur leurs dimanches, mais cela n'étant qu'à la périphérie du présent exposé, nous nous bornerons à la constatation du voyeurisme, relativement innocent, admettons-le, qui nécessite, pour la contemplation facile une certaine immobilité de la ou des personnes visées (d'où l’utilité des cafés). Ces dernières deviennent des objets sous l'examen de l'observateur ou, en tout cas, elles sont considérées comme des existences déchiffrables et chronométrables. Elles deviennent "inhumaines" ce qui se traduit aussi par la façon dont Roquentin et Je lisent les journaux. Prenant leur point de départ dans l'universalité, dans un point de vue "extra-social", ils ne remarquent même pas les articles sur la politique ou sur le sport mais s'arrêtent aux articles concernant la vie ou la mort et à toutes les horreurs, à toutes les méchancetés que se font les hommes au nom de la liberté, la justice etc. ou bien par amour, comme dans le cas du meurtre par jalousie.

Pour Je et pour Roquentin, "l’humanité" est une abstraction dépourvue de représentation matérielle. Il s'agit de trois milliards d'individus, dont chacun doit porter à lui seul le fardeau de la condition humaine et de l'existence. L'homme est foncièrement seul, et ce n'est pas le concubinage qui va y changer quoi que ce soit. Je nous le dit explicitement en parlant de Lucienne:

"En fait, il ne s'était agi que d'une solitude à deux" (p.10)

et il nous dit la même chose implicitement à propos de "la serveuse". Roquentin, lui, a également eu cette expérience de solitude à deux:

"En le voyant, j'eus un moment d'espoir: à deux, peut-être serait-il plus facile de traverser cette journée. Mais avec l'Autodidacte, on n'est jamais deux qu'en apparence" (N. 110)

Mais pourquoi n'y a-t-il pas la "disponibilité", pour employer un terme de Gabriel Marcel, nécessaire pour rompre la solitude, pour créer un accord ou une compréhension mutuelle entre deux personnes. Si nous restons dans la pensée de Marcel (qui semble avoir inspiré Ionesco) cela n'est possible que par l'amour. Nous avons vu que Je et Roquentin ont encore cela en commun, que leur "amour" se limite à l'assouvissement de leurs désirs sexuels. Marcel parle, il va de soi, de l'amour comme un sentiment de confiance réciproque qui ne s'associe pas avec une vision du monde non-humaniste. Je l'exprime ainsi:

"Ne pas les détester, d'accord. Mais les aimer, ces créatures qui bougent, qui parlent, qui s'agitent, qui font du bruit, qui exigent, qui désirent, qui crèvent? C'était plutôt comique " (p.157)

Incapables de voir les hommes comme des êtres, Je et Roquentin sont aussi incapables d'aimer les hommes qui, au fond, ne sont que des choses qui bougent. Les femmes c'est pratique pour faire faire le ménage et quand on veut faire l'amour. Mais il est tout à fait remarquable que nos deux protagonistes - qui se veulent individualistes agissant comme s'ils étaient, comme s’ils avaient une essence (même s’ils prétendent mettre cela en question aussi), disant ne pas aimer les gens etc. etc. - refusent ces mêmes facultés aux autres!

Cela est certainement dû à leur propre méfiance mais aussi, et avant tout, à la peur que cela provoquerait chez eux-mêmes - de se sentir inlassablement observés, jugés et réifiés.

Une dernière chose qui nous permet de qualifier nos deux solitaires de non-humanistes est leur manque fondamental d'initiative. Quant à Je, nous croyons qu'il n'est pas nécessaire d’insister, mais écoutons l'avis d'Anny à propos de Roquentin:

"Toi, tu étais celui à qui il arrive des aventures, moi, j'étais celle qui les fait arriver" (N.211)

D'où cela vient-il? C'est justement là une cause (ou la raison) de leur manque de foi en l'homme et en l'humanité, et aussi de leur découverte/idée fixe que l'Absurdité fondamentale est la clef de l'Existence. Et pourtant nous voyons que tous les deux essayent de décrire l'étonnement devant la vie, l'étonnement originel, chacun dans son roman.

Il n'est pas sans importance, cependant, que celui de Je a été écrit "après-coup", c'est-à-dire que l'auteur est extérieur à tout ce qu'il écrit, dans le sens qu'il n'est plus celui qui vécut ces choses. Il sait donc, au début du roman, comment sera la suite des événements (ou l'absence d'événements) et, étant donné qu'il a changé depuis, le roman consiste en une suite de souvenirs qui sont peut-être, et même certainement, transformés par ce qu'il est au moment où il écrit le roman. Il en est tout à fait autrement avec les pièces de théâtre de Ionesco, qui sont presque toutes écrites "en pleine crise".

En opposition au "Solitaire", "La Nausée" est un journal écrit au fur et à mesure que l'éveil existentialiste se fait, ce qui donne une image plus authentique de la question. Seulement, nous ne pouvons aucunement nous fier à la seule forme du récit pour juger de sa vraisemblance, et quant à vérifier l'authenticité à partir des descriptions et les formules employées nous devons y renoncer à cause de la nature strictement personnelle d'un tel "éveil".

C'est peut-être dans "l’Existentialisme est un Humanisme" que nous devons chercher des éclaircissements sur la qualité de non-humanisme dont nos deux personnages sont imprégnés. Il est vrai qu'ils ne continuent pas la tradition humaniste qui veut une fraternité entre les hommes. Justement ils se voient comme deux individus sur trois milliards de solitaires et tout ce qu’ils ont en commun, c'est l'aliénation et la solitude fondamentales. Ils sont responsables de leurs actes dans le sens que, s'ils sont angoissés, ils le sont pour l'humanité entière et s'ils agissent, c'est parce qu'ils sont persuadés qu'ils ont raison d'agir ainsi. Si on n'est pas sûr de ne pas se tromper, on n'agit pas. Cela explique l'inactivité de Je puisque la justification de ses actes ne dépend pas de lui.

Roquentin, par contre, est son propre législateur ou son propre Dieu. Il a une liberté totale à sa disposition puisqu'il n'accepte aucune morale à priori; mais il n'est toujours libre que par rapport à une situation spécifique donnée, et sa liberté se limite en fait au choix initial. A partir de ce choix, il doit agir en accord avec ce premier choix pour rester dans la cohérence. C'est à cause de cette liberté et de cette faculté de se dépasser (que l'existentialisme accorde à chacun) que Sartre l'appelle un humanisme. Le mot a donc pris une valeur que par exemple "le Robert" ne lui confère pas.

Je est d'accord avec Roquentin que l'humanité est une abstraction absurde. La condition humaine est la condition de chaque homme pris séparément et non d'une masse de gens. L'accomplissement d'un homme peut ajouter à ce que "l'humanité" peut accomplir, mais le mérite n'appartient qu'à un seul homme.

Pour "sauver" l'humanité il est donc de rigueur que chacun "se sauve" individuellement, d'où l'importance primordiale du subjectivisme - mysticiste ou athée.

Cela ne mène-t-il pas à l'égoïsme?

Sartre profère qu'il faut "s'engager pour l'humanité tout entière" mais chacun doit le faire individuellement. De même, Ionesco déclare-t-il que chacun "porte le fardeau du monde", comme Atlas, (il ne le dit pas, mais pourquoi pas aussi: comme Jésus!). Est-ce que cela ne témoigne pas d'une adhérence à un certain altruisme?

Le subjectivisme est, par définition, une forme d’égocentrisme et si par altruisme on comprend l'intérêt et le dévouement pour autrui, on peut dire que ni Je ni Roquentin ne sont altruistes. Mais égoïstes? Disons plutôt qu’ils sont égotistes, étant donné leur manque total d’infatuation.

 

Existence - Essence

La recherche de l'essence de l'homme que nous voyons entreprendre par nos deux protagonistes et qui commence toujours par la découverte des objets en tant qu'"existants" et la peur (dérivée de cette découverte) que l'homme, à son tour, ne soit qu'une existence déterminée, "prévisible". nous donne la clef de la bifurcation devant laquelle ils se trouvent et où ils choisissent des chemins différents, qui plus jamais ne se rencontreront.

Premièrement, nos deux personnages se demandent si l'homme existe, mais là-dessus ils semblent très nettement d’accord même si Roquentin en a la nausée et que Je en semble plutôt provisoirement rassuré. Ils constatent cela comme une banalité et nous en profitons pour insérer, ici, une description de ces deux cas d'existence humaine. Tout d'abord, ils se ressemblent par leur aspect physique ordinaire un peu négligé, sauf en ce qui concerne les cheveux. Ceux de Roquentin (l'intellectuel) sont d'un rouge qui saute aux yeux. Ceux de Je (le non-intellectuel) n'ont rien de particulier. Nous voyons qu'au cours du roman de Sartre Roquentin vieillit un peu sans que nous puissions déterminer exactement combien, mais en tout cas il finit par avoir...

"Trente ans! Et 14.400 Fr de rente. Des coupons à toucher tous les mois. Je ne suis pourtant pas un vieillard!" (N. 241)

Je continue là où a lâché Roquentin (avant la bifurcation): Il a 35 ans au début du "Solitaire" et il vieillit très sensiblement vers la fin. Il ne se dit pas rentier, mais héritier. En fait, cela revient au même sauf dans le cas où Ionesco aurait fait exprès de reprendre le personnage de Roquentin pour lui donner une tournure différente. Dans ce cas-là, il nous faudrait ajouter une dimension supplémentaire à notre description de l’héritage.

N'importe comment, Roquentin et Je sont d'accord à un moment donné sur l'idée qu'il faut tenter de ne pas penser, puisque c'est cela qui crée le malaise, la nausée. Sans pour cela entrer dans une étude phénoménologique de Roquentin (Sartre s'est expliqué plus longuement et plus explicitement sur la question ailleurs) nous allons voir comment il arrive à distinguer entre "moi" et "moi-même":

"Cette rumination douloureuse: j'existe, c'est moi qui l'entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui la déroule. J'existe. Je pense que j'existe. (...) Si je pouvais m'empêcher de penser! J'essaye, je réussis: il me semble que ma tête s'emplit de fumée (...) et voilà que ça recommence" (N. 142)

il arrive alors à la conclusion que:

"Ma pensée, c'est moi: voilà pourquoi je ne peux pas m'arrêter" (N. 142)

et il est évident que cet intellectuel français, une fois arrivé là, ne tardera pas à joindre la chorale cartésienne et chantonner...

"Je suis, j'existe, je pense donc je suis" (N.144)

Tout comme Roquentin, Je doute de sa propre "essence" et de même il admet volontiers son "existence":

"Quel est ce Je? Existe-t-il? Oui il existe. Mais est-il? Seulement si nous croyons à une âme jetée dans le monde et le subissant" (p.78)

Nous voilà à la bifurcation où Je subordonne l'être à une puissance supérieure non-définie (voir le paragraphe "Dieu", ci-dessus), tandis que Roquentin fait dépendre de l'homme la création d'une essence. Peut-on dire plus clairement que chez Je, l'essence précède l'existence et que chez Roquentin l'existence précède l'essence. Si Roquentin représente l'existentialisme on pourrait alors dire que Je représente l'essentialisme.

Ce n'est donc pas par commodité que Je se propose de ne pas penser, c'est plutôt par conviction de l'impuissance fondamentale de la pensée en face des grandes questions métaphysiques (que Gabriel Marcel nomme "mystères" en opposition avec les "problèmes" que la pensée peut traiter) peut-être parce qu'étant non-intellectuel il est moins prisonnier de la tradition philosophique(?). En tout cas, il est bien sur la même longueur d'ondes que le hassidisme et aussi le Zen puisque l'un et l'autre précisent que pour "apprendre" il est nécessaire de savoir regarder. Pour comprendre le comportement du "guide spirituel", du professeur, mille explications ne suffiraient pas, elles passeraient à côté de l'essentiel. Il faut voir.

Il peut sembler hardi de notre part de traiter ces questions par des résumés, des citations, des classifications et des déductions, bref, traiter le "mystère" par la raison. Aussi est-ce ne pas saisir la visée de notre exposé que de s'attendre à des réponses ou à des jugements sur la pertinence ou la futilité des positions prises par nos deux personnages. Notre projet se borne à mettre en évidence où réside l'origine des divergences entre Je et Roquentin.

Vraisemblablement, cette origine doit être cherchée dans la conception même de l'homme et de sa place dans l’univers, nous venons de le voir et nous l'avons vu tout au début de notre exposé: Je est celui qui reste en face du mur, le dos tourné vers le monde et Roquentin est celui qui (vers la fin) se heurte contre le mur, constate qu'on ne peut plus avancer dans cette direction-là, et se tourne vers le monde en se demandant ce qu'on peut en faire. Il se dit qu'il faut agir pour se créer une essence, une justification de son existence. En opposition à cela, Je profère que ce n'est pas la peine d'agir et que cela ne sert qu'à faire oublier les murs qui nous entourent. La justification doit nous venir de l'au-delà des murs.

Voyons maintenant l'effet qu'a sur chacun de nos "héros" (ou plutôt anti-héros) l'éveil existentialiste. Pour Roquentin, la chose est relativement simple étant donné qu'il est d'accord avec Einstein sur l'inexistence de l'inconcevable. Ce qui l'obsède, c'est l'existence, et la Nausée est l'effet que la conscience de l'existence a sur lui (voir N. 173). Pour sortir de la Nausée il lui suffit d'écrire (N. 241). S'il écrit un livre d'histoire il re-crée simplement de l'existence ce qui ajouterait à sa Nausée. Il faut donc créer quelque chose d'inexistant et qui serait pourtant là: de la fiction, un roman par exemple. Cela sera sa façon à lui de se créer une essence. Il n'est pas très clair s'il vise l'immortalité d'une telle essence mais il n'y a, dans le roman, rien qui nous permette d'affirmer une telle hypothèse.

Pour Je, ce qui l'obsède, ce n'est pas tellement ce qui existe mais plutôt ce qui n'existe pas à proprement parler, ce qui est inconnu, le grand trou noir de l’incréé (= le futur), la mort, le néant. Aussi n'est-ce pas la peur du palpable mais l'angoisse (la peur sans objet), qui est son sentiment fondamental et qui se remplace parfois par l'ennui, voisin de la mort:

"L'ennui est pire que l'angoisse, c'est même le contraire, quand on est angoissé, on ne s’ennuie plus; je passais comme ça de l'ennui à l'angoisse, de l'angoisse à l'ennui" (p.83)

Nous constatons tout de même que ces notions se dissolvent en d'autres, plus précis:

"je ne pouvais plus supporter cette angoisse. Je ne pouvais plus supporter ce que j'appelais la nausée de la finitude et la nausée de l'infini" (p.52)

L'infini étant inconcevable, il se confond avec le Néant et l'homme se trouve, non pas au milieu de l'infiniment grand et l'infiniment petit, mais simultanément dans les deux:

"Personne n'est rien. Et en même temps chacun est tout l'univers (p.71)

Il est remarquable que Je nous dit que…

"Si on écrit sur l'ennui, c'est que l'on ne s'ennuie pas" (p.81)

N'a-t-il pas alors trouvé l'issue de sa situation désespérée? Probablement pas, car, à l'en croire, écrire est juste une autre façon d'"agir" donc de tourner le dos au mur. C'est une mesure provisoire tout comme le sont la politique et l'alcool. Dans un tel embarras, il n'est peut-être pas étonnant de le voir parier pour l'existence de Dieu: il n'y a rien à perdre et tout à gagner.

Nous avons vu l'obsession de l'absolu, de l'éternel que Je manifeste et on peut dire qu'en quelque sorte il tente de vaincre la mort ou le néant par une confiance absolue en cette force suprême et ainsi rejoindre l'éternel, devenir immortel. Cela ne reste toutefois qu’une déduction. Mais ce qui est sûr, c'est que Roquentin et Je cherchent tous les deux à justifier leur existence. L'un d'eux en se créant une essence et l'autre en la découvrant (en trouvant l’idée derrière le phénomène pour employer un vocabulaire platonicien). Malgré la grande différence entre leurs objectifs cela leur procure le même plaisir, la même joie d'entrevoir une récompense à leurs efforts.

Nous nous rappelons l'attitude de Je devant la vision finale. Roquentin en a une parallèle (puisqu'elle ne peut être analogue) lorsqu'il entrevoit la possibilité de dépasser l'existence:

"Cette idée me bouleverse tout d'un coup, parce que je n'espérais même plus ça. Je sens quelque chose qui me frôle timidement et je n'ose pas bouger parce que j'ai peur que ça ne s'en aille. Quelque chose que je ne connaissais plus: une espèce de joie" (N. 247)

Il semble que Roquentin ait la possibilité d'arriver à son but: justifier son existence. Mais s'il y arrive, il faut qu'il la justifie constamment désormais. C'est un travail que chacun doit faire pour soi:

"jamais un existant ne peut justifier l'existence d'un autre existant" (N. 247)

exactement comme la recherche de Je est un travail de solitaire. Je ne peut pas espérer atteindre un but. Il est obligé, comme Pascal, de faire de sa vie une quête perpétuelle, ne serait-ce que par la méditation dans la confiance (à la Didi et Gogo). Mais cela ne constitue-t-il pas en quelque sorte la justification de son existence?

Quelle drôle de conclusion! Ces deux neurasthéniques finissent alors par conclure à une vie active et cette fois-ci ils semblent le penser sérieusement. Quelles sont alors leurs modalités d'action? Roquentin ne l'a déterminée que de façon approximative, mais en tout cas il s'est décidé à écrire, par exemple un roman comme celui que nous avons en main. La décision de Je est implicite, mais nous la voyons se préciser au cours du roman: d'abord il part pour se libérer; ensuite il se barricade pour faire sa quête métaphysique; finalement il sort de sa retraite rassuré, complètement métamorphosé tel le papillon au sortir de sa chrysalide. Mais le papillon ne parle pas de sa vie actuelle. Il résume sa vie de larve pour expliquer comment il en est arrivé là, comment la lourdeur de la larve est devenue la légèreté du lépidoptère.

Nous voyons donc le pessimisme initial dans ces deux essais d'ontologie appliquée se transformer en optimisme, mais de deux façons différentes: Le délaissement de l'homme dont parlent nos deux solitaires est une errance dans le désert où l'on n'a pour bornes que des monticules de sable d'après lesquels on ne peut se diriger. Pour tous les deux il s'agit de dépasser ce délaissement mais, comme nous l'avons vu plus haut, c'est ici que leur chemin (jusqu'alors commun) se divise en deux et où Roquentin part à gauche et Je s'éloigne vers la droite.

Politiquement parlant ce n'est pas possible, à partir de ces deux romans d'affirmer une pareille polarisation. Il faudrait pour cela s'appuyer sur d'autres écrits de Sartre et de Ionesco. Du point de vue de Sartre cela serait probablement une affirmation fidèle à la réalité; mais du point de vue de Ionesco la polarisation n'est pas sur le plan politique: Il dirait plutôt que, là où le chemin se divise en deux, Sartre reste en bas dans la vallée (la solution horizontale, si on veut) et que lui, Ionesco, prend celui qui monte sur la montagne (la solution verticale) et qu'il ne prend pas de position politique. Sartre dirait alors que ne pas prendre de position politique est encore en prendre une et cela en faveur du pouvoir actuel. Ionesco, qui a tant harcelé son père pour avoir prêté allégeance aux systèmes politiques se succédant en Roumanie, ne voit-il pas que quand il prétend être neutre il vient, en réalité, au secours du pouvoir puisqu'en se résignant il s'inscrit dans la fameuse majorité silencieuse. Inutile d'expliciter ce que Ionesco répondrait sauf qu'il ne se dit pas pour mais contre tout gouvernement, de quelque tendance qu'il soit.

Ainsi Richard N. Coe consacre un chapitre de son livre sur Ionesco à ce qu'il appelle "The Right Wing Anarchist". En effet, Ionesco, pensant que le monde extérieur reflète le monde intérieur, estime que le monde ne peut être mené par la raison quand il n'y a pas de critères objectifs permettant de le faire.

Il est d'ailleurs curieux de constater (puisque nous sommes en train de placer Je et Roquentin politiquement) que dans "la Sainte Famille" (1845), Marx semble classer leur vision de l'homme à tous les deux du côté du prolétariat, ou en tout cas en opposition formelle avec la vision de l'homme de la bourgeoisie.

"La classe possédante et la classe prolétarienne sont les deux faces du processus par lequel l'homme devient étranger à lui-même, c'est-à-dire de l'aliénation humaine. La première se complaît dans sa déshumanisation, s'y sent établie solidement, sent cette aliénation comme sa propre puissance, et possède en elle l'apparence illusoire d'une existence humaine; la seconde, au contraire, se sent anéantie dans cette aliénation, découvre en elle son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine. Elle se trouve, pour employer une expression de Hegel, dans la déréliction, en révolte contre cette déréliction".

Il faut bien se dire ceci: Si Ionesco passe une vie qui est bien conforme à ce que Marx pensait en disant une vie "bourgeoise" - terme économique, Ionesco emploie ce terme pour désigner tout autre chose, parfois même le contraire. Pour lui, le petit-bourgeois est le rhinocéros, le mouton qui suit un maître ou une idéologie (capitaliste ou socialiste), l'homme qui ne prend pas une position individuelle. C'est dans ce sens-là que Ionesco est anti-bourgeois (voir Notes et Contre-Notes p.109).

Revenons à nos protagonistes. Nous les avons laissés en plein délaissement dans le désert. Ce qui arrive à la fin des deux romans est que Je trouve son étoile conductrice et se met en marche dirigé par elle. Roquentin, lui, n'admet pas les étoiles conductrices et il reste donc dans le délaissement. Il est en quelque sorte plus seul que le "Solitaire". Il n'a que lui-même. Mais il peut, et il doit quand même choisir une direction pour ne pas continuer à errer. Il admet qu'il n'y a pas de critères objectifs mais, contrairement à Je, cela ne l'empêche pas de créer lui-même des critères qui lui conviennent et il acquiert ainsi un certain optimisme malgré son délaissement: celui de créer de l'essence, de se mettre à la place où Dieu vraisemblablement n'est pas. C'est l'idéalisme de Je opposé au matérialisme de Roquentin.

Je souligne la primauté de la subjectivité sous les formes du rêve et de l'imagination parce que c'est là que se révèle la vérité universelle, ce qui est commun à tous les êtres humains indépendamment de leur position sociale. C'est donc dans la subjectivité qu'il faut chercher l'objectivité.

Roquentin aussi se réclame de la subjectivité puisqu’il part du cogito cartésien. Il se distingue en cela de la plupart des autres matérialistes qui allèguent l'objectivité des infrastructures - superstructures et de leurs rapports unilatéraux ou mutuels. Il reconnaît, par conséquent, une beaucoup plus grande liberté d’action à l'individu que les autres ne le font. Cela étant, il semble évident que Roquentin est presque moliniste et qu'il est loin d'être le molinosiste qu'on l'accuse d'être. Je est beaucoup plus proche du "quiétisme du désespoir" dont il est question dans "l'Existentialisme est un Humanisme".

 

Esquisse Psychanalytique

Il y aurait toute une étude psychanalytique à faire sur Je et sur Roquentin et nous allons, par la suite, faire une esquisse de quelques points de comparaison qu'il serait intéressant d'approfondir.

Nous avons déjà vu que si l'existence obsède Roquentin c'est surtout le néant qui obsède Je, et nous retrouvons l'opposition: plénitude / vide dans de nombreux cas à travers les deux romans, même jusque dans leur façon de décrire leur expérience existentialiste. Roquentin explique ainsi que lorsqu’il a la nausée, ce n'est pas elle qui lui vient mais c'est lui qui y entre:

"J'aurais voulu m'arracher à cette atroce jouissance, mais je n'imaginais même pas que cela fût possible; j'étais dedans" (N. 185)

et

"l’existence est un plein que l'homme ne peut quitter" (N. 188)

Je, lorsqu'il contemple l'existence, se trouve dans "l’ailleurs", à l'extérieur de ce qu'il observe et en même temps au milieu. Si nous nous tournons vers le futur, Roquentin se met, nous l'avons vu plus haut, à la place vide que Dieu occupait autrefois, il remplit le vide mais au début il désespère de voir le futur, la création comme un ensemble de nouvelles existences, comme une masse ou une plénitude. Je au contraire, ne voyant que la place vide de Dieu, conçoit le futur comme

"le trou sans fond de l'incréé" (p.131)

"Un pas en avant, une chute, je serais happé, englouti, dissous par le rien" (p.131)

Cette impression est tellement vraie pour lui qu'il en tombe (physiquement) dans la rue pris par le vertige. On lui dit qu'il n'y a rien à craindre et il répond:

"Justement, c'est le rien qui est à craindre" (p.131)

Il arrive que Je s'installe dans le fauteuil de Dieu:

"C'est quand je me sens seul, cosmiquement seul, comme si j'étais mon propre créateur, mon propre dieu, le maître des apparitions, c'est à ce moment que je me sens hors de danger" (p.61)

mais pour une raison qu'il ne nous donne pas, il renonce à la place:

"Mais je n'étais pas dieu, et toutes ces fugitives apparitions et toute cette apparence, je ne les inventais pas, "on" me les offrait, on me les présentait. Ce on. C'était pourtant bien lui, l’inventeur. Je subissais, j'essayais de ne pas subir..." (p.61)

"Nous subissons. Je subis. Que je me contente de subir. Voilà déjà de la résignation" (p.70)

Nous voyons ainsi la passivité de Je, évidemment due au fait que ce n'est pas lui qui décide. Son essence est donnée d'avance si bien qu'il ne peut devenir autre chose que ce qu’il est déjà. La même chose vaut pour Ionesco lui-même (voir Journal en Miettes, p.179). Roquentin (toujours dans le fauteuil de Dieu) est décidé à se changer, à se créer, et il n'y a pas de limites à son épanouissement. Au lieu de subir, il veut agir. Son projet, caractérisé par la progression, concerne le futur, tandis que celui de Je, caractérisé par la retenue, concerne le présent ou plutôt l'intemporel.

Après tout ce que nous venons d'avancer, il n'est pas étonnant de constater que ce qui frappe Roquentin chez le corps féminin ce sont les seins (N. 188-9), qui symbolisent la plénitude ainsi que le fait le sexe masculin dont il est question à plusieurs reprises dans des visions plus ou moins maladives (N. 222). Ce qui frappe Je, c'est au contraire le sexe féminin, symbolisant évidemment le néant:

"Le sexe féminin m'a toujours paru être une sorte de blessure en bas du ventre entre les cuisses. Quelque chose comme un gouffre, mais surtout comme une blessure ouverte, énorme, inguérissable, profonde. Cela m'a toujours fait un effet de pitié et de peur: un gouffre, oui, c'était cela" (p.122)

Pour souligner le côté masculin chez Roquentin nous devons aussi mentionner l'épisode où il lit dans un journal le récit du viol d'une petite fille; ceci lui inspire, sur deux pages entières, des pensées sur les circonstances du viol. Ensuite il se substitue, dans la pensée, à l'auteur du crime en s'imaginant les détails de la jonction de ces deux existences complémentaires (N. 144-5).

La symbolique de l'eau est consciemment exploitée. Ainsi y a-t-il des eaux limpides, claires qui inspirent la confiance et même la joie au milieu du désert de l’ennui, au milieu de la boue:

"Mais s'il y a ces sursauts, s'il y a ces jaillissements, c'est qu'il y a une source inépuisable, il y a une fontaine, il y a peut-être aussi un lac tout neuf entouré par des montagnes blanches aux pentes dorées par le soleil et la lumière d’un paradis intérieur. Il doit y avoir ça quelque part. Je me le dis, j'y crois un peu, j'y crois moins, je n'y crois pas du tout. Plus je m'enfonce plus je ne trouve que de la vase. Une mare sale. Je me contredis, oui je me contredis. Cela veut dire qu'il y a aussi à l'intérieur des poussées favorables, quelque chose comme un combat" (p.100-101)

Et puis il y a l'eau menaçante, l'eau de la baignoire:

"J'avais l'impression que la baignoire pleine d'eau était une sorte de tombeau. Entrer dans l’eau, c'était m'engloutir vivant" (p.l06)

Tantôt le désert est symbole de l'absence d'eau (p.145) - parfois seulement pour faire contraste avec l'oasis que Je se crée - tantôt il est symbole du néant, ou de l'évanescence (p.189).

Dans "La Nausée", l'eau joue également un rôle. C'est le rôle d'une grande masse existante qui trompe par son apparence:

"La vraie mer est froide et noire, pleine de bêtes; elle rampe sous cette mince pellicule verte qui est faite pour tromper les gens. Les sylphes qui m'entourent s'y sont laissé prendre: ils ne voient que la mince pellicule, c'est elle qui prouve l'existence de Dieu. Moi je vois le dessous!" (N. 175)

La mer est

"un grand trou plein d'eau noire qui remue toute seule" (N. 218)

Mais il y a d'autres manifestations de l'eau, comme la pluie:

"Tout est gras et blanc à Bouville, à cause de toute cette eau qui tombe du ciel. Je vais rentrer à Bouville. Quelle horreur" (N. 218)

et finalement il y a le brouillard qui obscurcit tout et empêche de voir clair (N. l04-l09)

La difficulté fondamentale à faire une psychanalyse d’un récit ou même d'un rêve raconté réside dans le fait qu'il n'y a pas d'accès direct au matériau brut. Tout ce que les rêves, les visions ou les sentiments ont de vivant et de spontané est obligatoirement structuré par la pensée et paralysé ou figé par les mots avant de pouvoir être examiné de façon "scientifique" - à savoir encore une fois: rationnellement. Aussi faut-il être extrêmement délicat pour tirer quelque profit que ce soit d'une psychanalyse scientifique de la psychanalyse vivante et spontanée qu'est l'œuvre d'art:

"L'écriture est une quête, puisqu'elle est l’effort de trouver les moyens de dire, c'est-à-dire sortir de soi, ce qui y est ancré le plus profondément" (Découvertes, p.64)

Ionesco n'est pas sans savoir qu'il peut paraître malade d'esprit si on le juge à travers ses écrits:

"Un jungien dirait que ce que j'écris est névrotique parce que ma littérature exprime la séparation entre la terre et le ciel" (V/R p.37)

mais il continue par une justification de cette névrose comme étant à la base même de l'activité artistique:

"Je crois que la littérature est névrose. S'il n'y a pas névrose, il n'y a pas littérature. La santé n'est ni poétique ni littéraire. Elle ne permet pas le progrès non plus: elle ne demande "rien de plus, de mieux". Maintenant est-ce que cette "névrose" est significative ou représentative d'une tragédie humaine ou n'est-ce qu'un cas particulier Si c'est un cas particulier, cela a certainement moins d'intérêt. Dans la mesure où cette névrose est représentative de la condition humaine (l'homme n'est-il pas "l'animal malade"?), d'une détresse métaphysique, ou si elle est l'écho de conditions psychosociologiques qui ne sont pas la faute de l'écrivain, mais la faute de réalités objectives, alors cela peut avoir de l'intérêt, une signification vaste, qu'il est indispensable d'approfondir" (V/R p.37)

 

V    En Guise de Conclusion

 

"Le Solitaire" devant la Critique

Nous avons pu constater, tout au long du présent exposé, que si l'on accepte les critères ou le parti pris de Je ou ceux de Roquentin, il y a une cohérence dans leurs dialectiques respectives qu'on ne peut contester. On peut, bien entendu, toujours faire l'objection justifiée et légitime que leur parti pris n'est pas le meilleur mais qu'une autre subjectivité serait plus appropriée pour faire face au problème existentiel ou au mystère essentiel. On doit simplement concéder aux autres le droit de garder leur propre subjectivité et non pas prétendre avoir trouvé une objectivité quelconque qui remplacerait toutes les subjectivités. Il serait plus facile de croire à une telle objectivité si on n'avait pas un choix considérable d' "objectivités" se disputant la prédominance dans les divers domaines de la vie (politique, morale, religion, etc.). Dans la nouvelle de Ionesco intitulée "Le Piéton de l’Air" le personnage répond à la question de sa femme, au retour de son voyage aérien:

"Qu'as-tu donc vu de l'autre côté? "Au bas de la colline d'en face, dans l'autre vallée, de grands portails sur lesquels était écrit le mot "Paradis" en lettres lumineuses, comme à Battersea. Derrière les portails, à ciel ouvert, l’enfer. Des sauterelles géantes rongeaient les crânes des imprudents qui y étaient entrés (...) Des milliers d'autres apprenaient l'optimisme sous la menace des poignards et on parvenait à les faire rire aux éclats quand ils étaient fouettés, quand on les massacrait. "C'est bien fait pour nous, disaient-ils, c'est bien fait pour nous"." (La Photo du Colonel p.83)

Si Jean-Jacques Gautier écrivait (en décembre 1973) dans "le Figaro" que Je représente une "faillite humaine", c'est bien parce qu'il ne croyait pas à l'idéal que Je cherche et qu'il entrevoit à la fin. Du moment où l'on n'admet pas l'extra-social, Je devient un pauvre type ou un sale bourgeois qui s'est créé des mythes égo-défensifs pour ne pas devenir conscient qu’il exploite ceux qui travaillent pour lui payer les intérêts de son capital investi. La même chose vaut pour Roquentin.

Les critiques du "Solitaire" sont rares, et plutôt négatives, mais en tout cas relativement maladroites. Cela vient en partie du fait que ce ne sont pas les critiques littéraires mais plutôt les critiques dramatiques qui s'y sont intéressés (la même chose est d'ailleurs arrivé lorsque Ionesco a sorti ses nouvelles existant également en version dramatique). Il faut dire que ce sont eux aussi qui connaissent déjà l'univers ionescien et que, par conséquent, ils sont mieux qualifiés, peut-être, pour juger de son contenu que les critiques littéraires.

Ces critiques dramatiques oublient cependant qu'il ne s'agit pas ici de théâtre (que d'ailleurs ils doivent préférer puisqu'ils sont critiques dramatiques) mais d'un autre genre, et ils comparent "le Solitaire" avec son pendant dramatique "Ce formidable Bordel" sans tenir compte de cela. Il s'ensuit qu'une critique presque unanime considère la version théâtrale nettement supérieure au roman. A notre avis, ils se trompent tous. S'il faut les comparer, il faut le faire sur les prémices de la forme d'expression choisie. Qui peut dire si une orange est mieux décrite comme une forme ayant une étendue, une couleur et une odeur, plutôt que comme du tissu juteux, bon au goûter, et enfermé dans une sphère d'une constitution différente? De même la faute générale commise par les critiques est de se buter contre la ressemblance des "événements" dans la pièce et dans le roman. En fait il ne s'agit pas de choses comparables: Dans la pièce de théâtre nous ne connaissons pas "le Personnage". L’optique est celle de l'être social, et la condamnation du Personnage par le spectateur est inévitable: il est malade, fou. Certains critiques lui accordent qu'il n'est ni asocial ni schizophrène mais qu'en tout cas il a besoin d'aide pour être réintégré (= sauvé). C'est à peine si le Personnage dit quelques mots cohérents. Ce sont les autres qui parlent.

Dans le roman l'optique est celle de Je. Elle tient compte de l'extra-social, de l'au-delà et elle est donc beaucoup plus "objective" grâce à sa profonde subjectivité, Nous voyons qu'intérieurement Je n'est pas creux, mais il ne réussit à extérioriser ni ses pensées philosophiques ni ensuite ses expériences métaphysiques. Par contre, on n'a pas la même impression de silence du protagoniste que dans la pièce de théâtre puisqu'en réalité il nous donne toujours ses commentaires à ce qu'il voit. Il a une vie intérieure riche et une vie extérieure (sociale) rudimentaire, contrairement à la plupart de ceux qui l'entourent.

Il est caractéristique que les critiques ne sont pas d’accord sur les commentaires des plus évidentes caractéristiques du roman. Ainsi Emil Lerch nous dit dans Schweizer Rundschau (jan/fév 74): "Ein roter Faden, der seine Erzählung durchliefe, existiert nicht" et Olga P. Ferrer, de son côté, nous dit dans "Books abroad" (1974):

"The novel posesses a tragic quality characteristic of his dramatic works: an absence of action and concentration on a single problem".

Plus loin elle dit:

"The psychological analysis as usual is exact, detailed, repititious"

tandis que Lerch, cette fois plus lucide, est de l'avis contraire:

"Zwar verlegt der Autor nunmehr die Perspektive in das Auge eines ehemaligen kleinen Büroangestellten, doch findet dieser in seinen Betrachtungen über seine passive Existenz und bescheidene Welterfahrung unablässig Worte, die eigentlich nicht aus seinem Mund stammen (...) Le Solitaire ist also keineswegs ein psychologischer Roman, vielmehr eine Art Bekenntnis des Dichters, der sich darin meist ernsthaft, mitunter auch ironisch, aber immer im Tiefsten ergriffen an den Rändern des Daseins bewegt".

"Le Solitaire", est-ce donc un roman autobiographique? La seule réponse possible est: oui et non. Claude Bonnefoy, un des critiques qui a le mieux analysé Ionesco, écrit dans Magazine Littéraire, no.81 (ML) à propos de Je:

"Certes le héros - anonyme - du roman ne ressemble pas à l'auteur (...) Mais si les situations dans lesquelles il se trouve, les événements qu’il traverse sont imaginaires, sa voix demeure celle d’Eugène Ionesco" (ML p.20)

Exactement de la même façon que Ionesco dramaturge choisit un côté de l'homme pour le projeter sur la scène cent fois multiplié, il a choisi dans "Le Solitaire" l'aspect métaphysique qu'il porte à l'extrême: Je est de moins en moins intéressé par ce monde et parvient, sinon à 1'union avec l'extra-social, au moins à ses confins, là..

"où se rejoignent l'espace et le temps" (Le Piéton de l'Air - dans "La Photo du Colonel ", p.83)

En dehors du théâtre, en dehors du roman un homme n'a pas, cependant, un seul aspect, un seul visage. Ionesco le dit lui-même:

"On ne peut pas tout le temps faire la même chose, on ne peut pas faire de la métaphysique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même quand elle est mauvaise. On vit sur plusieurs niveaux de conscience" (ML p.13)

C'est donc du Ionesco sans être tout Ionesco. La pertinence d'une telle auto-psychanalyse réside dans l'idée qu'on peut exprimer le collectif par l'individuel, puisque l'œuvre d'art, Ionesco la considère comme expression inconsciente de l'inconscient social".

 

Ionesco et la tradition littéraire

Les précurseurs de Ionesco sont nombreux. Tout du moins, les critiques se sont amusés à le comparer à une foule d'auteurs pour des raisons très diverses, tantôt sur le plan formel, c'est-à-dire en ce qui concerne la forme théâtrale et tantôt sur le plan des idées, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans l'exposé actuel. Soulignons d'abord que influence n'est pas synonyme de imitation, mais plutôt d'inspiration. Si, par exemple, Ionesco se dit proche de Pascal (V/R p.134), c'est qu'il a trouvé chez Pascal ce qu'il avait déjà ressenti lui-même. Pascal avait déjà formulé ce que chez le jeune Ionesco n'était encore qu'une intuition élémentaire.

Regardons maintenant les auteurs dont Ionesco se dit lui-même influencé: Il vont de Job, en passant par le roi Salomon, à Shakespeare (directement pour Macbeth, mais aussi indirectement pour le reste de son œuvre) et Kleist, Dostoïevski et Kafka, puis Maeterlinck et Francis Jammes (pour la poésie de jeunesse de Ionesco), et finalement Daniel Defoe (pour "Journal de la Peste" sur lequel Ionesco a calqué "Jeux de Massacre").

Chez les philosophes Ionesco se dit proche de Pascal, de Kierkegaard (qui lui aussi s'insurgeait contre "la loi" et contre l'histoire et ainsi contre Hegel, et qui lui aussi pensait que le pire mutisme était de parler et non pas de se taire - on croirait entendre parler de la Cantatrice ou de Ce Formidable Bordel), de Baudelaire (lui aussi en quête de l'extra-social et de "correspondances" transcendentales; et par son obsession de la mort), du Sartre des années 1945-6 ( à savoir le Sartre humaniste, mais ni celui de l'Etre et le Néant ni du Sartre "engagé"), et enfin de Benedetto Croce (qui est pourtant quelqu'un qui croit en l'histoire. Peut-être Ionesco n'a-t-il lu que ses écrits sur l’esthétique??).

Quant à la technique théâtrale, il est indispensable de mentionner le guignol, et ensuite Artaud avec son "théâtre de la cruauté" qu'on retrouve dans les farces ionesciennes. Finalement Ionesco dit-il qu'il a la même difficulté que Tchekhov à distinguer entre le tragique et le comique.

Qui sait si ce n'est pas dans ce dernier fait qu'on doit chercher la raison pour laquelle les critiques préfèrent "Ce Formidable Bordel" au "Solitaire": la pièce est drôle. On rit bien pendant le spectacle et après on rentre à la maison et on se rend compte qu'en fait il y avait un seul et unique message: la déréliction de l'homme. Le comique vient, comme nous l'avons déjà démontré, de la juxtaposition de deux univers opposés.

"Pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique greffer une interprétation clownesque, souligner par la farce le sens tragique d'une pièce" (Notes et Contre-Notes p.61).

Voilà où, d'après les critères du théâtre, "le Solitaire" s'avère n'être pas "du bon théâtre", - ce qui n’était aucunement son intention!

Il n'est peut-être pas étonnant, après de tels propos, que Jean Anouilh compara Ionesco, en 1956, au "théâtre noir, à la Molière" Ionesco n'a certainement pas dû apprécier cette comparaison puisqu’il dit que Molière l'ennuie! On ne peut pas s'empêcher, pourtant, de supposer que c'est assez flatteur pour un auteur moderne d'être comparé à tant de "grands classiques" de la littérature française. Ainsi Richard N. Coe (1963) fait-il le rapprochement entre Racine et Ionesco dans la recherche de la grâce. Hans Mayer (1963) l'insère dans la tradition des maximes comme le dernier de la lignée Montaigne, La Rochefoucauld, Flaubert, Proust. Pierre-Aimé Touchard (1960) le voit comme l'héritier de La Fontaine de même que Robert Kanters qui, dans l'Express du 28/9 1970 décrit la naissance d'une "fable" ionescienne:

"Une observation sur la vie, la prise de conscience d'une adhésion ou d'un refus, et l'invention d'une "histoire" qui deviendra symbole et donnera une signification universellement compréhensible à ce qui n'était au départ qu'un incident de la vie personnelle".

Déjà en 1954, Renée Saurel dans "les Temps Modernes" fit remarquer la ressemblance avec l'humour de Monnier, et Serge Doubrovsky (1960) mit le doigt sur le langage en tant que reflet du Logos divin, que Ionesco a en commun avec Claudel. Dix ans plus tard, dans "Théâtre et Combat", Gilles Sandier reprit le rapprochement en se demandant si Ionesco n'était pas "le Claudel du pauvre". Gilles Sandier a d'ailleurs riposté au postulat de Ionesco (comme quoi il relèverait de la tradition de Shakespeare) avec le proverbe inventé pour l’occasion: "n'est pas Shakespeare qui veut".

Pour revenir à Flaubert et Proust que nous avons déjà mentionnés, il n'est pas exclu que Ionesco ait été inspiré, pour son "Solitaire", par le roman de Flaubert "Bouvard et Pécuchet"; il y a, en tout cas, une remarquable similitude (au début). Quant à Proust, Vibeke Bruun dans "Information" du 2.4.74 note que sa vision du temps qui passe irrévocablement (le temps perdu) en rapport avec la question de l'identité, ressemble étrangement à la conception de Je. Elle souligne en plus de cela l'aspect ni-vivant-ni-mort de Je qui fait penser à Beckett. Nombreux sont évidemment ceux qui ont comparé Ionesco à des auteurs qui, comme Beckett (et Adamov, - avant sa conversion au marxisme suite à laquelle il a renié ses œuvres "absurdes") sont nettement plus proches puisqu'ils écrivent dans un style et dans une forme plus proche de la sienne, tels que Jarry, Apollinaire, Vitrac, Desnos et les surréalistes, comme le note Claude Abastado (1971) - et d'autres encore: Boris Vian (comparer "les Bâtisseurs d'Empire" avec "Amédée" et même avec la "petite prison" de Je), Weingarten, Kenan, Dubillard etc.

Nous avons au cours de l'exposé fait allusion au Mythe de Sisyphe que par exemple Camus a repris pour illustrer l'absurde, et de Camus on pourrait aussi prendre le personnage principal de "la Chute" pour le comparer avec Je.

Certains critiques ont fait des comparaisons plus douteuses à propos desquelles on peut se poser des questions sur l'intention, par exemple celle de Jean-Didier Wolfromm (ML 1973) où il dit que dans "le Solitaire" Ionesco a le même "style vif et réfléchi (...) dans l’analyse de l'inutile" que Georges Simenon! Décidément, qu'est-ce qu'il a bien pu comprendre??

Plus sérieux est le rapport, signalé par Claude Abastado (1971) entre Freud/Jung et Ionesco. En effet ce dernier se sert de la psychanalyse en employant des techniques surréalistes. Serge Doubrovsky (NRF 1.2.1960) nous démontre la similitude entre le "Man" de Heidegger et la déréliction, le délaissement des personnages de Ionesco. Il faut accorder à Doubrovsky que cette similitude était loin d'être aussi facilement repérable en 1960 qu'en 1977 et cela témoigne encore une fois de sa lucidité en matière de critique littéraire.

"L'écrivain est celui qui n'a rien à dire" dit Alain Robbe-Grillet. Et Ionesco dit:

"Quel doit être le rôle de la littérature dans la société? Je suis tenté de dire: aucun. Son rôle serait d'être ce qui n'a pas de rôle. En fait elle devrait être la fonction non sociale par excellence" (Découvertes p.101)

Ionesco n'est-il pas alors un véritable mystique (comme l'est indiscutablement Je)? N'appartient-il pas aux partisans de "l’art pour l'art", de la même façon qu'on peut parfois soupçonner Robbe-Grillet de le faire? Il ne l'estime pas lui-même (R-G non plus d'ailleurs):

"La littérature ou l'activité poétique n'est ni mystique, ni politique. Elle a sa place entre l'une et l'autre. Le mystique se perd, ou plutôt se retrouve, ce qui est paradoxalement la même chose, dans la contemplation de Dieu. Le politique se jette dans l’histoire. L'homme de la littérature contemple l'histoire" (Découvertes p.116)

Devant toute l'impressionnante l'accumulation d'auteurs plus ou moins illustres auxquels nous venons de voir associés le nom et l'œuvre de Ionesco, il peut paraître superflu de vouloir en ajouter. Nous estimons tout de même que l'absence d'Antoine de Saint-Exupéry laisse un vide qui demande à être rempli. Ionesco, certes, ne partage pas l'intention de Saint-Exupéry de sauver l'homme et de lui redonner des raisons de vivre et de mourir dans une dignité retrouvée. Nous avons vu que chacun doit se sauver soi-même et que "l'homme", dans le sens employé ici, n'a pas de sens pour Ionesco. Il doit, cependant, y avoir très peu de choses dans "Le Petit Prince" que Ionesco ne puisse pas approuver. Ce petit livre n'exprime aucunement tout ce que Ionesco pense mais son thème fondamental: l'enfant qui s'étonne du monde adulte, de la "chronométrabilité" des adultes, et de leur identification avec leur fonction sociale (allumeur de réverbères, roi, comptable, etc.) est bien de la même trempe que l'étonnement ionescien devant le monde et que sa recherche du paradis perdu. Seulement, le Petit Prince, lui, y est déjà, et Ionesco le cherche encore:

"C'est une erreur, c'est un cauchemar, je veux redevenir moi-même, je suis l'enfant" (Découvertes)

Ionesco 1977

 

Pl: Maintenant nous avons essayé de découvrir, de "vivre" "le Solitaire" et il est incontestable qu'il ne ressemble pas beaucoup aux autres œuvres de Ionesco.

M: Permets-moi tout de même, cher ami, une petite contestation: On ne peut lire "le Solitaire" sans penser à "Journal en Miettes" et à "Présent passé, Passé présent", ses deux journaux de 1967 et de 1968. La différence, c'est évidemment que les journaux se disent autobiographiques ce que le roman ne fait pas.

Pl: Oui, mais Ionesco dit quand même que "le Solitaire" est l'expression de sa propre angoisse et de sa propre réalité existentielles et que dans le roman il a essayé d'aller plus loin que dans les journaux et de

"me décrire entièrement, de tout dire" (V/R p.56)

Car, en comparaison avec le théâtre

"le roman est plus libre, plus complexe, plus proche des rêveries intimes" (V/R p.l08)

M: Il y a aussi la différence que là où le théâtre s’adresse à un groupe de personnes (les spectateurs), le roman se lit par des individus. C’est en cela que "le Solitaire", bien qu'il soit une œuvre de "fiction", ressemble plus aux deux journaux qu'au théâtre de Ionesco. Le roman est une forme d'expression beaucoup plus subjective que le théâtre. Je crois avoir déjà dit que la forme d'expression est déterminée en fonction du matériau brut , par le contenu du message et que Ionesco a choisi la forme romanesque parce qu'elle convient à une philosophie plus cohérente.

Pl: C'est bien cela, mais il ne faut pas croire que Ionesco a tout compris maintenant et qu'il est "sauvé" de la douleur de vivre. Son univers semble s'être clarifié avec le roman (1973), mais dans la pièce "l'Homme aux Valises" (1975) on ne retrouve ni l'optimisme, ni le personnage déterminé de la fin du "Solitaire", mais bien au contraire le personnage confus, errant dans un monde hostile et absurde, et qui n'arrive pas à laisser ses bagages (ses angoisses) derrière lui.

M: Claude Bonnefoy, dans "Entre la Vie et le Rêve", nous décrit très bien ce que le lecteur remarque sans peut-être l'expliciter si nettement:

"Dans "l'Homme aux Valises" la construction est complexe. Elle procède par retours en arrière, images éclatées. On dirait une construction en miettes pour reprendre le titre du "Journal en Miettes" auquel la pièce aussi fait penser par les rêves et les souvenirs qu'elle met en scène" (V/R p.171)

Pl: C'est donc, en quelque sorte, un retour en arrière quant à la démarche de l'auteur mais nous avons cette fois un personnage plus "subjectif" que nous avons vu précédemment. Il a une psychologie propre à lui contrairement aux héros des premières pièces de Ionesco.

M: Est-ce qu'on peut dire, alors, que Ionesco a évolué où changé?

Pl: Oui, on peut dire qu'il a évolué vers une expression plus claire parce que même si ses rêves et ses obsessions tournent toujours autour des mêmes sujets et qu'ainsi il y a une certaine continuité dans son œuvre, il faut bien se rendre compte qu'il a changé sur un point très important: il croit en Dieu.

M: Il est vrai qu'à travers ses deux journaux Ionesco exprime un doute fondamental sur cette question et que dans "le Solitaire" il a clairement pris position. Sans cela, il n'aurait peut-être jamais écrit de roman!

Pl: Tu dois également te rappeler qu'il parle, dans Notes et Contre-Notes (mais aussi dans les deux journaux) du hasard. Maintenant il parle de destin ou de providence dans ces cas-là. Quant au "Solitaire", nous avons vu le fonctionnement de la providence. Ionesco nous le dit encore dans "Entre la Vie et le Rêve" à propos d'une phrase tirée de Notes et Contre-Notes:

"Je ne me souvenais plus de cette phrase sur le hasard qui nous a formés. Je ne sais plus si elle est juste. Je ne sais plus s'il y a vraiment un hasard" (V/R p.19).

M: Lorsque nous avons parlé de la providence et du destin c'était surtout en rapport avec des événements. De l'autre côté, Dieu s'occupe lui-même de la condition humaine qui est, pourrait-on dire, un autre type de destin, un destin à long terme. C'est ce dernier sens du mot qui a créé la confusion dans l'esprit de l’homme:

"là où il y a destin, conflit entre l'homme et son destin, il y intuition de l'absurde, évidence de l'absurde" (V/R p.131)

"L'absurde est une notion très imprécise. L'absurde est peut-être l'incompréhension de quelque chose, des lois du monde, il naît du conflit de ma volonté avec une volonté universelle" (V/R p.130)

Cette absurdité a été portée à la scène par des dramaturges contemporains: Beckett, Adamov, Ionesco etc. mais la discussion autour de l'absurdité fut présentée au grand public par des penseurs comme Sartre et Camus - toutefois avec des techniques littéraires tout ce qu'il y a de plus traditionnelles. Ionesco trouve ces auteurs honorables mais pas très sincères ou pas très authentiques parce qu'ils sont trop théoriques, trop éloquents:

"Des œuvres dramatiques avaient déjà parlé de l'absurde, du désespoir, de la détresse. Je dis: elles en avaient parlé. D'autres œuvres, plus récentes (...), sont l'expression même de la détresse" (Notes et Contre-Notes p.338)

C'est là, la différence entre la réflexion philosophique et l'expérience vécue.

Pl: C'est très bien, tout ça, mais Ionesco a écrit cela en 1961. Où en est la littérature aujourd'hui, en 1977?

M: Il y a d'abord le cas particulier du nouveau roman qui, selon Ionesco, a été

"une impasse, ce qui ne diminue pas sa portée artistique, mais je ne vois pas comment on pourrait le continuer (...) C’est de Robbe-Grillet et de Butor, je crois, qu'il faut espérer une sortie de l'impasse dans laquelle ils ont mis le récit en prose" (V/R p.181)

Pl: Ce qui est étonnant, c'est que les nouveaux romanciers sont revenus au roman tel qu'il était avant la parenthèse de la non-littérature ou de l'anti-littérature.

M: De même, Ionesco pense-t-il (V/R p.193) que l'art est arrivé à une impasse puisque l'artiste n'est plus le "rénovateur" de la société, le prophète qui annonce l'avenir, comme par exemple au siècle passé. Son argument est que la science avance tellement vite que les artistes ont perdu le devant. Le véritable avant-gardiste de 1977 est celui qui concilie l'astronome et le poète, à savoir celui qui a pleinement assimilé le nouvel ordre du monde et qui a en même temps une vision métaphysique du monde, comme par exemple Bob Wilson.

Pl: Et Ionesco lui-même? Quelles sont ses idées quant au futur de sa propre production littéraire?

M: Elles semblent être partagées entre la confiance et le désespoir. D'un côté il dit que "le Solitaire" est un roman "d'avant-garde" (V/R p.110) en pensant probablement que dans le futur l'opinion publique sera sensibilisée à la religion ou à la métaphysique. De l'autre côté il avoue qu'il n'a rien de l'astronome dont je te parlais à l'instant et que

"En réalité, je ne devrais plus écrire de pièces. J'écris parce que je suis un auteur comme n'importe qui peut l’être (...) Egalement il y a en moi un côté moraliste. Je veux dénoncer certains méfaits. Ce n'est pas là, peut-être, la fonction de l'art qui devrait être de rendre réel l'irréel, de susciter l'imprévu. Je crois quand même, finalement, qu'il y a encore de petites choses à faire (V/R p.198).

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Bibliographie

 

 Antonin Artaud: Le théâtre et son double (Paris 1938)

 Claude Bonnefoy: Entre la vie et le Rêve (Paris 1977)

 Martin Buber: Hasidism (New York 1948)

 Mircea Eliade: Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase (Paris 1951)

 Martin Esslin: The Theatre of the Absurd (London 1968)

 Olga P. Ferrer: "Le Solitaire" (Books abroad, Oklahoma 1974)

 Les critiques de notre temps et Ionesco (Paris 1973)

 Emil Lerch: Nichts oder Gnade? (Schweizer Rundschau 1974)

 Gabriel Marcel: Positions et approches concrètes du mystère ontologique (Paris 1949)

 Siegfried Melchinger: The Concise Encyclopedia of Modern Drama (New York 1970)

 Saint Tobi: Eugène Ionesco ou A la recherche du paradis perdu (Paris 1973)

 Jean-Paul Sartre: l’Existentialisme est un humanisme (Paris 1970)

 Adam Schaff: Marx eller Sartre, en filosofi om mennesket (1970)

 Geneviève Serreau: Histoire du "nouveau théâtre" (Paris 1966)

 Johannes Sløk: Fylde eller tomhed (København 1968)

Johannes Sløk: Det absurde teater og Jesu forkyndelse (København 1968)

Johannes Sløk: Eksistentialisme (København 1966)

Johannes Sløk, Erik Lund, Mogens Pihl: De europæiske ideers historie (København 1963)

 Magazine Littéraire n° 81: "Ionesco, l'école du désespoir" (oct. 1973)

 l'Avant-Scène : "Ce Formidable Bordel" (juin 1974)